Elle se tint immobile sans bruit, l’esprit déserté de toute pensée. Asuna considéra sans trouble la carcasse noircie. Des cadavres, elle en avait vu à foison, et continuerait d’en voir, encore et encore. Elle était une déesse de la Mort, une entité psychopompe : le trépas marchait à ses cotés chaque jour de son existence pour faucher tant la vie de ses adversaires, que celle de ses alliés, et la sienne, peut-être, bientôt ou dans des siècles. Puisque sa propre fin ne l’effrayait, comment pourrait-elle donc s’émouvoir face à celle des autres ? Elle s’en trouvait bien incapable, et s’en réjouissait. L’inverse aurait été la plus effroyable des faiblesses de l’esprit.

Elle perçut la venue du nouvel arrivant bien avant d’entendre la porte s’ouvrir. Détournant les yeux des cendres, Asuna se retrouva brutalement face à une créature à l’aspect aussi inhabituel que ridicule. Un homme – du moins supposa-t-elle qu’il s’agît d’un homme – dont la tête entière se dissimulait sous le masque d’un ours au regard halluciné. Elle s’interrogea sur les raisons pouvant pousser un individu à porter pareil apparat, d’autant lorsqu’il portait l’insigne des lieutenants ; la Troisième siège n’afficha rien d’autre qu’un complet désintérêt avant de reporter son attention sur les ossements.

« Vos hommes n’ont pas besoin de moi, fit-elle remarquer, non moins pour le provoquer, que souligner objectivement l’incompétence de certains d’entre eux. Bonjour, lieutenant. »

Le nom de ce dernier lui échappait totalement principalement en raison du fait qu’elle ignorait même que les Nécromanciens s’étaient dotés d’une nouvelle direction. La dernière fois qu’Asuna avait eu à faire à l’un d’entre eux, ou plutôt l’une, celle-ci avait fini asphyxiée par un carcan de jade. Une image navrante remise en lumière par les détritus jonchant le bureau.

« J’ai demandé à vos subordonnés de m’apporter un balai et un sac, oui. Celui-ci ne pourra pas atteindre la Quatrième Division sur ses jambes. Je suis navrée, conclut Asuna sans l’être le moins du monde. »

La jeune femme dévisagea avec le plus grand sérieux le lieutenant qui, en l’instant, venait tout juste de l’accuser d’avoir mis fin aux jours insignifiants d’un de ses subordonnés. Ses yeux passèrent du masque d’ursidé du gradé aux cendres sur le bureau en un ballet frénétique. Dans son esprit fleurit lentement l’image de la scène telle qu’elle devait s’offrir pour le premier badaud venu: elle, devant la carcasse méconnaissable d’un homme, sans la moindre expression et qui attendait un événement qui ne venait pas. Oui, certes, peut-être, avait-elle les attitudes d’une coupable toute désignée. Mais pour qui la connaissait vraiment, si elle avait voulu éliminer qui que ce soit, elle ne l’aurait pas fait de façon si visible, et surtout, n’aurait pas pris la peine de se planter à coté de sa victime pour être découverte si bêtement.

« Vos accusations ne se basent sur rien, Lieutenant, commença-t-elle platement. Les deux hommes qui viennent de sortir m’ont demandé de venir en aide à celui-ci, Asuna désigna du menton les os noircis, suite à un entraînement. Il était déjà comme ça à mon arrivée. Ils vous le confirmeront. »

Elle passa une mèche de cheveux blonds derrière son oreille comme pour se donner plus de contenance. Un simple geste dépossédé de toute signification, en vérité.

« Le sac, c’est pour pouvoir le transporter. Un brancard ne suffira pas. »

Asuna détacha ses prunelles azurées de la ruine cendreuse pour en revenir au « visage » du gradé. Une nouvelle fois, elle s’interrogea sur le pourquoi d’un aspect aussi loufoque. Bien qu’elle n’ignorait pas le caractère excentrique de certains gradés, ce spécimen poussait la chose très loin, jusqu’à faire perdre toute crédibilité à lui-même, et sa division entière.

« Concernant le rite mortuaire de votre homme, il est de votre responsabilité. Il appartenait à la Division des Nécromanciens, non à la Quatrième. »

Les deux hurluberlus entrèrent soudainement dans la pièce, l’un portant un sac dans sa main droite, fièrement, l’autre un balai dans sa main gauche, fièrement aussi. À l’unisson, ils tendirent leur possession à Asuna qui s’en saisit promptement. Avec l’aisance acquise après nombre d’années en tant que Vingtième siège, la jeune femme expédia en quelques secondes les débris au fond du sac, qu’elle referma soigneusement. Elle rendit à l’un des nigauds le balai et se dirigea vers le Lieutenant. Arrivée face au gradé, elle lui tendit le sac :

« Mes condoléances. »

Sans s’être véritablement sentie menacée par la situation, Asuna nota avec une certaine satisfaction la rétractation du Lieutenant. Ce dernier prit conscience du degré d’idiotie de ses accusations, et à présent, il se livrait en bredouillant à des contritions maladroites. Il la débarrassa de son fardeau ; Asuna lui en fut gré, le mort dans le sac pesait son poids malgré son état. Le bras engourdi par l’effort, la jeune femme le laissa pendre contre son flanc, piteusement sans force. Elle n’avait plus aucune raison de rester ici mais manifestement l’homme souhaitait qu’elle demeure encore un peu, et qu’elle lui pardonne. Voyant qu’il tentait de créer un lien social, moins pour les beaux yeux d’Asuna que pour redorer son image, la Troisième siège ne se sentit pas de l’éconduire.

« J’ai assisté à des incidents autrement plus ridicules. Celui-ci nous rappelle simplement que les Arts démoniaques sont dangereux et doivent être utilisés avec prudence. Vous n’avez qu’à en faire un exemple pour rendre cette mort utile. »

Elle lorgna du coté des deux autres idiots qui la dévisagèrent, tétanisés, prenant conscience au travers des mots, de leur propre mortalité. Ils se pensaient les héros de leur histoire, mais n’étaient rien, en réalité. Un jour, ils pourraient bien à leur tour se trouver dans un sac sous la forme de cendres fumantes. Comme leur lieutenant. Comme Asuna.

« Vous n’avez pas besoin de vous excuser, Lieutenant. Je ne le vois pas, à cause de votre masque, mais votre sentiment est sincère, je le sais, dit-elle innocemment, sans formuler directement sa demande. Vous faut-il autre chose ? »