Asuna contemplait pour la première fois cette peuplade consacrée au secret, au sein même de sa ruche agitée, où chacun vaquait à ses invisibles préoccupations avec au visage le flegme de ceux qui savent, mais n’en révèlent jamais rien. La Capitaine se tenait au milieu du hall dans une attitude de sévère roideur. Elle fixait les uns et les autres avec une intensité comparable à celle avec laquelle on la jaugeait, elle. La jeune femme se discernait plus de points communs avec ces hommes et ces femmes, qu’elle n’en avait jamais perçus chez autrui auparavant. Cela contribuait à creuser plus encore son sentiment d’étrangeté ressenti vis-à-vis des membres de sa propre division ; sentiment qu’elle fit taire, une nouvelle fois, car le jugeant inutile et hors propos.
Une énergie spirituelle plus élevée que les autres se dessina peu à peu dans le lointain. Au fil des secondes, elle s’approcha, et Asuna put en percevoir l’entier contour dans toute sa puissance. Elle ne fut pas surprise lorsqu’elle vit s’avancer dans sa direction un mastodonte de muscles, qu’elle savait être l’actuel capitaine de la Deuxième division. Ce dernier avait le physique typique de la Onzième division, et était réputé justement pour cet héritage. Asuna ignorait les raisons de cette curieuse évolution, qui l’avait obligé à passer de fantassin à homme de l’ombre. Elle ne s’en soucia pas plus de six secondes.

Quand il arriva à ses cotés, le colosse la surplomba de toute sa hauteur. Il aurait pu aisément faire tenir la tête de la jeune femme dans une seule de ses mains. Sa silhouette épaisse faisait paraître Asuna, déjà peu impressionnante, pour encore moins remarquable en dépit de son Haori. Là où le colosse possédait une espèce de beauté virile, Asuna n’avait pour elle que cette fade joliesse. Là où lui se faisait maître de son habit en en déchirant les manches, elle nageait dans le sien, trop grand pour sa carrure. Il l’écrasait de toute sa superbe, le Vif Argent, néanmoins, elle n’en éprouva pas une once de crainte. Ses prunelles glaciaires affrontèrent sans peur leurs rivales acérées, portées plus haut, sans peur.

« Capitaine Kyuusei. Enchantée, lâcha-t-elle sur un ton monocorde. Nous avons à parler. De notre collaboration. D’autres sujets aussi. Je vous suis. »

Elle ne sut que dire de plus, et attendit patiemment la réaction de son interlocuteur.

Et Asuna le suivit, tenant parole. Elle marcha à ses cotés, petite chose fluette qui atteignait qu’avec peine l’épaule de l’homme, et ne se formalisa pas de là où ils allaient. Elle inspectait les environs, les énergies qui gravitaient autour d’eux, dont certaines se révélaient capables d’échapper à demi à son attention. Sans se soucier de tout sens de la politesse, elle analysa l’aura du Capitaine avec la même minutie : elle constata sa nature Hollow, enfouie sous les méandres spirituels, et découvrit l’essence de l’âme du Kyuusei. Un Vizard, encore.
Enregistrant cette information dans un coin de son esprit, la jeune femme remarqua aussi que son interlocuteur bouillonnait d’une impatience difficilement contenue. Avant même d’arriver au terme de leur promenade, il se lança dans une série de questions auxquelles Asuna n’eut même pas le temps de répondre. L’homme paraissait pressé de défendre son morceau, convaincu d’en avoir la nécessité.

« Ceci n’est pas l’ordre du jour, Capitaine. Je ne compte pas annuler la collaboration entre nos deux Divisions. Je n’ai pas à batailler pour obtenir les dossiers de vos hommes, et vos soldats meurent moins vite. C’est une bonne chose. Est-ce que vous-même vous suivez la formation ?

Elle lui lança un regard de biais, incisif, bien que sincèrement curieux.

- Je visiterai les locaux plus tard, une affaire plus urgente m’amène, déclara-t-elle en tendant un dossier. C’est celui d’un de vos sièges, un certain Serpiente.

Asuna dévisagea son vis-à-vis pour percevoir la réaction que pouvait éveiller ce nom. De là, elle pourrait en déduire plus ou moins ce qui suivrait.

- C’est un borgne, lâcha-t-elle comme si le mot la dégoûtait. Je l’ai informé qu’il lui était possible de bénéficier d’une greffe d’un nouvel œil, mais sa réaction a été choquante.

La Capitaine insista bien sur ce dernier terme pour lui donner plus de poids. Elle s’immobilisa au milieu d’une allée, raffinant avec plus de détails son jeu. Ses yeux s’écarquillèrent légèrement, suffisamment pour signifier une vraie surprise, sans la rendre trop ahurie ; ses lèvres se descellèrent de quelques millimètres et elle prit une grande inspiration, comme tentant de reprendre son souffle après un coup de poing.

- Il fait partie de ce genre de soldats à accorder une affection absurde à leurs blessures les plus graves. Le rôle d’un soldat est d’être performant, pas sentimentaliste, n’est-ce pas ?

Elle se détourna légèrement pour s’absorber silencieusement dans la contemplation d’une cour d’entraînement d’où provenaient les bruits indistincts d’affrontements. Après un temps, elle lâcha sèchement :

- Il a toutefois insinué être qualifié malgré son handicap. Je suis ici pour vous demander l’autorisation d’un bilan de compétences et juger si cette opération doit lui être imposée ou non. Est-ce que je peux compter sur vous pour le tester pendant que je vous observe ?, demanda-t-elle enfin d’une voix adoucie, et plus suave. »

Elle goûta du bout de la langue à un sentiment qui s’apparenterait chez un être sensible à de la déception. Une bile douce-amère légèrement désagréable qui lui inonda les papilles et lui fit éprouver un vague ennui face au refus du Capitaine à satisfaire l’intégralité de sa demande. Si Kyuusei jubilait à l’idée d’affronter son subordonné, Asuna se retrouva dans un état de diffuse morosité :

« Il est dommage que vous adhériez au même discours que votre subordonné. Son prétendu équilibre n’est que de la poudre aux yeux, mais soit. Gardez le borgne si cela vous convient.

Sans rendre d’intonations agressives, sa voix fut néanmoins façonnée pour rendre compte d’une fictive désapprobation. Et pour faire d’une pierre deux coups, elle ajouta immédiatement :

- Satô Fumiko n’est plus lieutenante de quoi que ce soit. Il faudra vous trouver un autre professeur. J’ai justement un de mes hommes, un certain Goustaf’, ancien membre de la Onzième Division, qui se fera un plaisir de vous initier à l’art musclé du massage thérapeutique.

Son visage de marbre assura à son interlocuteur qu’elle était mortellement sérieuse. Jugeant le sujet clos, elle se tourna vers les deux hommes qui approchaient d’eux, dont l’un fut rapidement reconnu comme l’estropié au bandeau :

- Quatrième siège Serpiente, répondit Asuna d’un ton sobre, en réponse à la salutation de ce dernier.

Ses yeux d’azur se braquèrent dans le mono-regard du borgne et ne s’en détachèrent que quelques longs instants plus tard, après que leur propriétaire se fut intéressée de nouveau au Capitaine :

- Je n’ai plus de raisons officielles de rester ici. Mais je souhaite insister encore. Voilà ce que je vous propose, Capitaine Kyuusei : si votre subordonné ici présent ne vous donne pas satisfaction, réviser votre décision. Vous tiendrez la preuve que son arrogance ne repose que sur du vent. »

Asuna fixa impassiblement le Capitaine, et n’accorda pas à un regard à ses subordonnés, comme s’ils n’existaient simplement pas. Ce qui était le cas, en quelque sorte. La situation qui se jouait à présent entre Kyuusei et elle flottait haut, hors de portée des deux autres. Aussi, quand le borgne manifesta son désir de faire son test seul à seul, la jeune femme répondit du tac au tac sans même le regarder :

« Oh, je peux rester. J’ai du temps libre devant moi.

Ce qui n’était bien évidemment pas le cas, puisque montagnes de dossiers l’attendaient à la Quatrième. Il n’était pas dans ses habitudes de se sentir offensée face aux insultes, mais puisqu’elle avait endossé l’Haori depuis peu, et qu’elle entreprenait la vaste entreprise d’asseoir son autorité, Asuna ne pouvait laisser passer qu’un simple soldat cherche à l’humilier face à un autre haut gradé :

- Je suis impatiente de le voir à l’œuvre. Un homme si bavard qui se vante d’être la discrétion même, c’est une drôle de plaisanterie pour ses supérieurs. Non ?

Par là, elle espérait titiller la fierté de son vis-à-vis. Ce dernier ne semblait pas porter l’estropié dans son cœur, à la fois dans son discours, et sa décision de rétrogradation. Que Serpiente continua de défier son capitaine, en discutaillant les ordres, jouait tout à fait en la faveur d’Asuna. Elle estimait n’avoir aucun mal à rendre l’homme encore plus antipathique aux yeux de Kyuusei.

- Ne vous en faites pas, j’oublierai tout ceci sitôt que je serais partie, glissa-t-elle d’un ton conciliant. Quant à Satô Fumiko, oui, elle était compétente. Mais le laxisme de Kotetsu Isane lui a fait oublier là où était sa véritable place.

Elle posa un regard lourd de sens sur l’handicapé.

- Je vous suis, Capitaine Kyuusei, si vous le souhaitez encore. Vous êtes également maître en votre paroisse, après tout. »

Constat qui se révélerait moins vrai s’il cédait aux propositions du serpent qui bafouait tout commandement chaque fois que sa langue fourchue sortait d’entre ses lèvres usées.