C'était une belle soirée, chaude, étoilée, comme on les aimait. Une soirée où l'on ne voulait rien d'autre que flâner à son bureau en regardant rêveusement ses dossiers urgents à rendre pour la veille, pour ensuite aller lire sur la pelouse, une clope au bec et la tête dans les étoiles. Où l'on n'avait presque plus envie de travailler, tant la douceur du temps vous faisait de l'œil. Où la simple idée de s'enfoncer dans les couloirs sombres et froids du dédale de la Quatre vous faisait frissonner. Une soirée étrange, qui mettait Fumiko un peu mal à l'aise, quelque part, partagée entre ce désir indécent qui fleurissait sur ses lèvres et le devoir qui la vissait ordinairement à sa chaise. Oui, même Satô, la belle Satô avait plus envie d'aller savourer son jardin fleuri plutôt que se noyer dans les flots d'hémoglobine des fracassés revenant de mission.

C'est pourquoi elle manqua arracher l'oreille du jeune rouquin interne qui, à genoux, implorait son pardon en larmes suppliantes et silencieuses, la bouche déformée de douleur.

« Ainsi, Monsieur Sullivan, vous avez avez eu la gentillesse d'expliquer à nos nouvelles recrues ce que signifiait réellement le mot croque-mort.... Voilà qui est très aimable de votre part. »

Autour d'elle, les chambres froides individuelles intégrées à même le mur, comme les alvéoles d'une nécropole d'abeilles. Au-dessus, les froids néons blafards qui aspergeaient l'immense pièce d'une lumière crue, malsaine, inamicale. En-dessous, les dalles polies de ciment gris. Cinq tables d'autopsie d'acier se dressaient, parallèles, à travers la pièce. A leur côté se trouvait une petite tablette recouverte d'instruments aussi tordus qu'effrayants, à l'utilité qu'on n'osait deviner.
Sur l'une de ces tables, celle à gauche de Fumiko, se trouvait un cadavre. Un homme, arabe ou indien, d'une trentaine d'années. Il était nu comme un ver et, si son corps ne portait de traces d'aucune sorte, un examen un peu poussé aurait pu mettre à jour une belle marque de morsure humaine post-mortem à l'endroit du gros orteil gauche.
A droite de Fumiko, deux autres personnes, cette fois bien vivantes, mais le teint aussi terreux que le macchabée: une petite blonde en larmes et un jeune homme, le regard triomphant, qui observaient la punition.

« Je suis cependant fort intriguée par votre interprétation d'un tel terme... Bien qu'elle soit logique et, ma foi, très intéressante. Si effectivement cette méthode nous permet des erreurs regrettables, ce serait idéal... Mais j'aimerais voir si tout ceci est réellement efficace. Pourriez-vous...? »

Laissant sa question en suspens, elle invita le jeune homme à genoux à montrer son art en désignant les alvéoles au mur. Sullivan prit une expression d'horreur et un filet de morve naquit sous son gros nez protubérant.
Les roulantes grinçantes caractéristiques d'un brancard se firent entendre dans le couloir. Une lueur d'espoir, au son de ces miraculeux tintinnabulements, fleurit sur le visage boutonneux de Sullivan, avec raison. Ce qui n'était qu'une menace que Fumiko n'avait évidemment pas l'intention de mener à bout, serait bien moins efficace en matière de peur bleue s'il y avait des agents extérieurs à l'affaire dans la pièce. La jeune femme suspendit son geste, attendant l'arrivée des nouveaux venus.
Et elle ne manqua pas d'être fracassante...

Si elle n'était pas inattendue, la remarque du gradé inconnue était aussi mielleuse qu'incongrue dans un tel lieu, d'autant plus que la lumière blanche et tombante faisait plus ressortir les cernes noires de Fumiko que son teint de pêche. Elle fit une grimace de dépit sans chercher à se cacher de celui qu'elle ne savait pas encore être son confrère. L'homme qui venait d'entrer était probablement bien le seul à faire de bon cœur et sans invitation extérieure la punition avec laquelle la Lieutenante avait menacé le bizuteur. En l'occurrence, continuer de menacer le rouquin la forcerait à aller jusqu'au bout de ses menaces sous le regard avide du poulpe, ce qu'elle n'avait pas l'intention de faire. Et elle savait qu'elle n'arriverait pas à se défaire de l'animal tout de suite...
Elle lâcha l'oreille de Sullivan qui poussa un glapissement de satisfaction avant de reculer à genoux pour mieux se relever. Il attendit à peine le geste de congédiement de Satô pour disparaître, emportant dans son sillage ses bizuts.

La jeune femme ne prit pas la peine de répondre à la première adresse de Tahara. Celui-ci était assis sur le brancard qu'elle avait entendu dans le couloir, et derrière ce dernier se trouvaient deux brancardiers, l'air aussi confus qu'hallucinés, d'une part pour avoir laisser l'abruti entrer ici malgré la consigne claire et absolue de la jeune femme, d'autre part pour le culot terrible de l'immonde poulpe qui, comme à l'habitude, affichait un sourire pitoyable -il ne savait probablement pas comment faire- à celle qui nommait habituellement « sa dulcinée ».
Elle n'aperçut pas tout de suite le brassard de l'insupportable, qui avait servi de passe-droit face à tous les contre-ordre de la jeune femme. Elle adressa un bref regard noir aux infirmiers, qui préférèrent déguerpir dès qu'ils comprirent que l'orage n'était pas loin.

Et maintenant, ils étaient seuls, au milieu des cadavres. S'il essayait de la toucher, elle lui collait un Kidô dans les parties. Juste pour voir s'il gardait son petit sourire une fois refroidi de telle façon.

« Je pensais justement vous avoir interdit l'accès de la morgue, Tahara-san. »

Le vacarme du métal qui s'entrechoque. Fumiko fit un geste brusque, et la table partit en un bond soudain de vingt centimètres en avant, glissant sur ses petites roulettes. Les tasses de thé à terre, déséquilibrées par le coup soudain et comme posées sur le rebord de l'acier, s'écrasèrent sur le sol, arrosant au passage copieusement leur propriétaire de thé brûlant. La table d'acier, elle continuait son petit bout de chemin: après avoir avancé jusqu'au mur derrière Tahara, elle se tourna vers la droite, et longea les chambres froides. Ses recoins cognaient parfois, maladroits, sur les poignets des portes et l'accident résonnait dans la seule silencieuse, puis l'engin finit par s'arrêter dans l'angle. Une porte, la plus haute dans l'angle du mur face aux autres tables, s'ouvrit en grinçant, sa porte allant claquer contre le mur d'angle.

« Que je suis maladroite, Tahara-san. Veuillez m'excuser. »

Le ton mielleux et le regard antarctique, Satô, elle, était restée à sa place, toujours face à l'homme, à quelques centimètres à peine. Le thé avait également coulé à ses pieds, et quelques gouttes maculaient son hakama de lin noir. Un prix très modeste, jugea-elle. Elle le regarda encore quelques instants, toujours aussi froide, une lueur de défi, peut-être, tapie dans ses yeux. Satô, bien qu'elle ne puisse piffrer le bonhomme, s'amusait toujours de ces altercations. Elle s'écarta d'un pas sur le côté et reporta son regard sur le cadavre.

« Maintenant, j'ai un corps à préparer, Tahara-san. Nous reparlerons de tout cela plus tard. »

Plus tard, à comprendre: jamais. Fumiko avait aperçu très vite le bandeau blanc qui ceignait le biceps de son invité sans invitation et avait tout à fait compris quel était le sujet de réjouissance. Joie qui n'était absolument pas partagée: Fumiko perdait là un moyen de pression sur l'homme, si tant est qu'il y en existait. Elle n'avait pu discerner dans quelle Division il se trouvait mais le poste de Lieutenant étant jusque là libre dans sa Divion, il fallait croire qu'il l'occupait désormais. Il était son égal hiérarchique, maintenant, il n'y aurait plus possibilité d'aller soupirer auprès du Capitaine de la Dix. Pourquoi et comment Shu avait pu être assez stupide pour offrir un tel poste à ce fou, elle l'ignorait, mais cela montrait à quel point le Sereitei battait de l'aile. Décidément, entrer en guerre si tôt après l'épisode du Vadenreich se révélait quelque chose de catastrophique. Surtout pour elle, qui maintenant ne pourrait plus invoquer son autorité supérieure.
D'ailleurs, elle savait que rien ne chasserait l'homme. Il était probable que laver un cadavre soit inscrit à la liste des choses qu'il aimait faire avec son aimée, comme à peu près toute action qui lui permettait de rester à ses côtés. Elle pouvait au moins espérer que l'incident des tasses le fâche, auquel cas elle aurait une bonne occasion de le virer.