Durant un long instant, mon monde ne se limita plus qu’à une porte s’ouvrant à la volée. Puis à la douleur. Le battant s’écrasa férocement sur mon nez, et de leur rencontre jaillit un craquement brutal sans que je ne sus, qui des deux, émit ce son sinistre.

« Foutredieu ! »

L’injure avait claqué, venue tout droit du cœur. Il n’était rien de plus pénible pour l’humeur que de se faire agresser de la sorte au cours d’une innocente et paisible promenade. Je tâtonnai mon visage du bout des doigts pour en vérifier l’intégrité et fus soulagé de constater qu’il n’en manquait aucun morceau. Hélas, la douleur du nez était belle et bien là, et je n’étais guère d’humeur à m’en satisfaire.
Je lançai un regard morne vers mon agresseur. Une femme, plutôt petite, au corps fin bien que noueux, dont les vêtements légers m’évoquèrent, tant dans leur coupe que leur coloris, une forme de vulgarité assumée. Quant à ses traits, si d’aucuns les trouveraient probablement séduisants, pour l’heure, l’arrogance goguenarde qu’ils affichaient me firent un bien piètre effet.

Tentant de regagner un peu de ma dignité perdue auprès de la porte, je me redressai pour réajuster le col de ma chemise défait. Lentement, je m’exécutai, sans quitter un seul instant la demoiselle du regard, que je gardai indéchiffrable malgré qu’un zeste d’irritation demeura sans doute perceptible.
La tâche achevée, mes mains se croisèrent dans mon dos alors que, grand et fier, je dévisageai la jeune fille. Son apparence ne m’évoquait rien, chose habituelle en ce palais où chacun pouvait y entrer comme dans un moulin.

« Et vous êtes qui, vous ?, finis-je par lâcher, guère inspiré pour engager la conversation d’une autre manière. »

Qui je suis, qui je suis... Ah, elle est bonne celle-là ! Et toi qui t'es ? T'es l'homme trop bien sapé c'est ça ? Le roi de la classe ? Ah ça, tu dois en baiser des ménagères...

Je suis Lona Mordediosa. Tu devrais le savoir. Tout le monde sait ça !
C'est quoi ici ?

Une première question me vint à l’esprit, tout à fait hors propos. Y’avait-il une quelconque divinité chargée de donner naissance aux roquets ? Je me pencherai sur la question ; si d’aventure une telle entité existait, il me faudrait lui asséner mon opinion sur son travail. Travail, dont hélas, j’avais face à moi l’une des œuvres. L’énergumène me fit encore plus mauvaise impression que Lili, et c’était dire à quel degré d’arrogance elle se situait.
Elle pénétra dans la pièce, me bousculant au passage, tout comme l’étiquette. Elle vomit quelques insultes, fière d’elle, avant de clamer son nom. Comme s’il y avait matière à le brailler si fortement. La Quinta pouvait justifier ses caprices par son statut, cette gamine en revanche ne m’évoquait rien, hormis une profonde antipathie. Interloqué, je la regardai se gargariser de sa petite personne. Pour la première fois, aucune remarque cinglante ne me vint spontanément. Outre m’être fait abattre le nez, le caquet avait lui aussi subi. Marmonnant comme un vieil aigri, je lançai un regard dépréciateur à la gamine. Tout le monde la connaissait ? Ben voyons :

« Lona Mordediosa ? Non, cela ne me dit rien. Aucune importance. »

J’haussai nonchalamment les épaules pour lui faire comprendre à quel point son identité ne m’importait. Passé ce désagréable entretien, je me renseignerai néanmoins sur elle. Au cas où il était possible de la faire disparaître sans trop de souci. De nouveau, je fixai sa tenue de bas en haut, ainsi que sa bouille d’enfant pourrie gâtée. Elle s’occupait à découvrir les lieux, quand je ne leur accordais l’ombre d’un regard. Finalement son petit manège m’agaça rapidement :

« Mes quartiers. Le bordel est plus loin, là où une donzelle telle que vous a sa place. Dehors, maintenant. »

D’un geste dédaigneux du menton, je lui désignai la porte qu’elle venait de franchir. Ah, l’espoir vain qu’elle m’obéirait ne durerait pas, je songeai. Les roquets avaient trop grand goût à aboyer plus fort que les autres.

Oh ? Tu ne sais pas encore qui je suis ?

Tu sembles pourtant être parfaitement renseigné dis-moi...

Comment se fait-il qu'un beau jeune homme comme toi connaisse de pareils endroits ? L'on ne dirait pas comme ça que tu puisses en avoir besoin. Tu pourrais peut-être m'accompagner, hum ?

Ou mieux... Si tu ne vas pas au bordel, le bordel pourrait bien venir à toi ?

Je ne suis pas contre une petite visite privée de tes quartiers, je me dois de l'avouer !

Je jaugeai la jeune femme de la même façon qu’un adulte le faisait avec une enfant remuante. Une expression se peignit sur mon visage : mélange de dédain, de lassitude, de consternation et d’amusement. Je la laissai terminer son petit numéro sans broncher ; ni ses courbes affriolantes, ni son déhanché vulgaire, et ses attitudes provocatrices, ne m’arrachèrent la moindre réaction. J’eus bien envie de lui arracher la tête lorsqu’elle se saisit brutalement de ma cravate, mais je me retins : l’immaculé de mon sol me tenait trop à cœur pour que ce désir sanglant parvînt à prendre le dessus. De même, quand elle approcha son visage du mien, je ne fis rien pour m’y soustraire. À vrai dire, la proximité était bien loin d’être déplaisante, hélas pour la malheureuse, je possédais des appétits autrement plus exigeants.
Je me saisis d’une de ses mains que j’effleurai délicatement de mes lèvres :

« Très chère, j’ai rencontré nombre de femmes exquises, délicieuses, savoureuses, mais vous…, je laissai planer un blanc avant de continuer moqueur, n’avez, comparée à elles, présentement rien à m’offrir susceptible de m’émouvoir. »

Je ris légèrement avant de l’écarter d’un pas de danse. Ma valse nous ramena jusqu’à l’entrée de mes appartements.

« Les visites touristiques ne sont guère dans mes prérogatives, chère enfant. Si vous souhaitez vous promener, ce ne sera pas ici. »

Pour appuyer mon propos, je refermai brusquement la porte derrière nous. À présent que nous nous trouvions dans le couloir, je me sentais nettement moins irrité d’avoir été ainsi agressé sur mon propre territoire. Je regardai la donzelle de façon plus affable, bien que piquée d’une certaine goguenardise.

« Et donc, Lona Mordediosa, je ne crois pas vous avoir déjà vu avant. Nouvelle venue en ce beau palais ? »

Oui, nouvelle. Catégorie « chair fraîche ». Mais malheureusement pour toi tu ne pourras pas y goûter. Il y en a qui ne savent décidément pas ce qu'ils ratent...