Melody n'avait pour ainsi dire jamais eu à emprunter les transports en commun.

En tout temps et pour toute occasion, il y avait un véhicule – quel qu'il soit – pour répondre à ses besoins et avec lui un chauffeur qui l'attendait. Mais hélas avec le retour « forcé » à la vie civile que lui imposait son anonymat, c'en était fini de ce privilège et il lui avait fallu apprendre à s'accommoder du niveau de vie des petites gens. Ainsi donc avait-elle eu la chance toute relative d'expérimenter les joies du métro délabré que proposaient les abords de Karakura à ses autochtones et visiteurs de passage – catégorie dans laquelle elle se serait classée sans hésiter quelques temps auparavant, mais elle n'en était plus tout à fait sûre maintenant.

Toujours était-il que c'était une grande première pour elle de s'aventurer dans l'un de ces monstres de métal grinçants, défraîchis et délabrés dans lesquels s'engouffraient tous les jours des centaines de personne en un flot continu. Sans aller jusqu'à dire que cela lui était bénéfique, les quelques fois où elle avait du y avoir recours lui laissaient un souvenir plus doux qu'elle ne l'aurait cru. Si elle était très loin de s'y émerveiller, se retrouver pour une fois à n'être plus qu'une personne normale parmi une masse dense et compacte de gens qui le sont tout autant avait le charme d'une authenticité qu'elle ne connaissait au fond que trop peu.

Alors certes, elle y avait été compressée et bousculée comme tout un chacun, les wagons ne sentaient assurément pas la lavande et elle n'avait à chaque fois d'autre hâte que d'arriver à destination, mais c'était quelque chose qu'elle ne regrettait pas d'avoir vécu. Cela lui donnait le sentiment d'être descendue de sa tour d'ivoire pour se mêler aux pauvres mortels et de voir ce qu'eux seuls peuvent voir. De recouvrer un peu de cette normalité, de cette humanité qui lui manquait jusque là et qui fait que les individus ordinaires perçoivent les stars différemment. Si talentueuse soit-elle, elle était comme tout le monde, et elle ne devait jamais l'oublier.

Mais alors qu'elle entreprenait de passer par ce biais – désormais une partie intégrante de son quotidien – pour rentrer chez elle après une journée de vadrouille intensive, non sans avoir au préalable vissé ses écouteurs sur ses oreilles pour s'épargner la cohue, elle repéra du coin de l'oeil un détail qu'elle ne put ignorer. Si d'ordinaire elle prenait soin de disparaître, de se fondre dans la masse, ne souhaitant déranger personne pas plus qu'être dérangée, il lui serait cette fois impossible de rester de marbre. Ainsi sa main se fraya-t-elle un passage jusqu'à celle d'un quelconque pervers menaçant de se mettre à l'oeuvre après avoir choisi sa victime - une jeune fille située à proximité, paraissant n'avoir rien remarqué – pour lui tordre le poignet avant qu'il ait pu commettre son méfait.

Excusez-moi, mais je pense que vous devriez demander son avis à mademoiselle avant de vous permettre ce genre de geste, vous ne croyez pas ? s'exclama-t-elle à haute et intelligible voix.

Si elle n'avait jamais vraiment collé aux standards de délicatesse qu'on attribue d'ordinaire à la gent féminine, Melody s'étonna tout de même de constater à quel point sa force physique avait pu s'accroître depuis que ses pouvoirs s'étaient révélés. Sans faire d'elle une experte en arts martiaux, cela la rendait bien assez forte pour contraindre le triste sire et le retenir d'une main de fer malgré toute la force qu'il mettait à se débattre. Sa vitesse de réaction était elle aussi digne d'éloges étant donné qu'elle tournait le dos aux deux concernés et n'avait pourtant pas eu la moindre hésitation pour l'attraper au vol avant de se retourner.

La sensation de puissance que cela lui procurait était grisante, même si elle se doutait bien qu'il ne faudrait pas trop y compter sous peine de très vite déchanter. Mais sans aller jusqu'à dire qu'elle en tirait un plaisir sadique, le voir grimacer de douleur ne fut pas sans la griser quelque peu. Au moins, ça me fera ma bonne action pour l'année... Après tout, ce genre de choses était semble-t-il assez fréquent au Japon, constat dramatique s'il en est, et en tant que femme elle ne pouvait que se sentir concernée. Sans se séparer du large sourire dont elle s'était fendue pour enfoncer le clou tout au long de son discours, elle consulta finalement du regard la première intéressée. Alors, l'émasculation, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

>> Dis... T'es comme moi non ?

C'est fou comme la simple idée d'avoir rendu service peut vous rendre plus en paix avec vous-même. S'il aurait bien sûr été préférable qu'il n'existe aucun satyre qu'elle ait eu à se sentir forcée d'arrêter, le sentiment gratifiant que cela lui procurait le plus grand bien. Même si aussi habituée aux regards qu'elle soit, sentir peser sur elle celui de chaque personne pouvant le tourner dans sa direction dans un espace aussi exigu avait un petit côté oppressant. À moins que ce ne soit elle qui développe un semblant d'agoraphobie, mais elle en doutait fort – c'était assez peu fréquent quand on se produit régulièrement devant une foule de plusieurs dizaines si ce n'est centaines de milliers de personne. Peut-être en avait-elle tout simplement déjà perdu l'habitude, ce qu'elle ne souhaitait pas. Ce serait l'horreur quand je devrais reprendre. un rien s'en fallut qu'elle ne fasse la grimace à cette idée. Non, tout bien considéré, ce devait être le Japon qui lui faisait cet effet – ou plutôt le fait que ce soit pour une fois en n'étant pas elle -même. Encore heureux que ce soit parce que j'ai fait un truc bien...

Hein ? De quoi ?

Trop occupée à essayer de faire abstraction du surplus d'attention dont elle faisait l'objet, la demoiselle en avait presque perdu de vue sa protégée et ne s'attendait à coup sûr pas à ce qu'elle s'adresse à elle de cette manière. Pas en premier lieu, tout du moins, la réaction la plus fréquente dans un tel schéma étant en règle générale celle dite du « casse-noisettes ». Loin de paraître se soucier véritablement de châtier son agresseur - chose déjà assez étonnante en soi puisque si nul mal n'avait été fait, l'intention n'en était pas moins là – elle paraissait vouer une bien plus grande curiosité à sa protectrice improvisée. Laquelle ne pouvait qu'en être d'autant plus déconcertée, s'attendant tout au plus à un remerciement et encore. Ce n'était pas comme si elle l'avait fait pour en tirer le moindre profit. Aussi ne chercha-t-elle même pas à cacher sa surprise tant c'était inopiné et se contenta de cligner des yeux à maintes reprises avant d'enfin retrouver assez de contenance pour décrocher une réponse.

Bah... Oui, je suis une fille. Je pense que ça s'entend, même si j'espère aussi que ça se voit quand même un peu. C'est pas parce que j'ai laissé le bonnet D, la robe et les cheveux longs au placard qu'il faut en douter !

Nulle trace de moquerie dans son propos. Au contraire, elle en concevait à présent un certain amusement. S'il était vrai qu'elle avait perdu un peu de son charme en s'habillant de la sorte et en se faisant couper les cheveux, elle n'aurait pas cru que ce soit au point que l'on puisse douter du genre auquel elle appartenait – et si elle n'avait jamais complexé sur ses formes, les jugeant satisfaisantes sans être excessives, une telle réflexion lui faisait se poser des questions à ce sujet. C'est alors qu'elle lui adressait un sourire avenant pour qu'elle ne se méprenne pas sur le ton à donner à sa réponse que Melody repéra un éclat métallique inhabituel qui lui attira l'oeil dans sa direction. Les griffes acérées sur lesquelles son regard tomba en suivant ce signal lui firent l'objet d'une révélation. Okay, tout compte fait, je veux bien admettre c'est PEUT-ÊTRE moi qui me suis plantée. Faisant les yeux ronds face à cette découverte impromptue, elle secoua la tête et s'efforça de regarder ailleurs pour ne pas attirer l'attention des passagers dans la même direction.

Oh. Euh. Comme toi. D'accord. Pigé. Euh. Ben c'est-à-dire que... Oui ? Peut-être. Je sais pas. C'est compliqué.

La rencontre était pour le moins singulière, mais Melody s'était déjà demandé s'il n'existait pas une sorte de magnétisme reliant entre eux les gens comme elle dans une sorte de vaste toile cosmique les destinant à se rencontrer un jour où l'autre. N'ayant encore pu se doter que d'une compréhension très limitée de ce genre de choses, il ne lui serait pas venu à l'esprit que cette force puisse lui conférer une quelconque aura, même si elle avait pu ressentir des bribes de celles des Shinigamis qu'elle avait combattus. Toutefois, même si cette éventualité lui avait effleuré l'esprit, elle ne s'y était aucunement préparée, se disant avec pragmatisme qu'elle aviserait le jour où cela aurait de l'intérêt. Et l'y voilà, sans que rien n'ait pu lui laisser deviner que cela allait arriver. Bien qu'il était hautement probable que ça finisse par se passer ainsi, elle toujours si spontanée et dynamique se retrouvait pour une fois bien démunie.

Enfin... Je suppose. conclut-elle sans être plus assurée.

Si elle n'avait rien contre les surprises en général elle n'était pas sûre d'apprécier celle-ci, mais cela dépendrait pour beaucoup de la réaction qu'aurait la jeune femme à son annonce. Elle aurait bien sûr pu nier en bloc, mais si elle avait pu la percer à jour une fois, il n'y avait aucune raison pour qu'elle ne puisse recommencer, la question étant très certainement purement rhétorique. Et puis, la guitariste était quelqu'un de foncièrement honnête, même si cela devait parfois la desservir plus qu'autre chose – toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, et le tact n'était pas toujours l'outil relationnel qu'elle maîtrisait le mieux. Se grattant la nuque et détournant le regard sans trop savoir ou se mettre, s'attendant encore moins à être ainsi confrontée devant tout le monde, l'adolescente se fit un devoir de disparaître derrière ses mèches blondes pour s'assurer que personne ne la reconnaisse. Manquerait plus que ça.

Relâcher le malheureux ? Encore faudrait-il qu'elle n'ait pas tout bonnement cessé d'y penser...

>> Bon, une chose de réglée. Maintenant...

>> Et voilà ! Je pense que c'est mieux ici pour causer. Ah oui, et d'solée de pas t'avoir demandé ton avis.

>> C'est la première fois que je croise une fille de mon âge comme moi ! Dis, c'est quoi ton pouvoir à toi ? Moi j'peux faire ça !

>> Classe non ?