Son errance avait cessé.
Naguère, Asuna passait dans ces couloirs sans aucun objectif particulier à suivre ; son fil d’Ariane se cantonnait à être celui de la poussière, qu’elle chassait durant de longues heures sans le moindre entrain. Son balai en main, elle n’avait nul point précis à atteindre car tout devait être fait. Chaque couloir, chaque pièce, chaque placard furent sur le chemin de ses déambulations ménagères. À présent, Asuna se retrouvait à devoir circuler d’une destination à l’autre, sans cesse, et sans considération pour ce qu’il y avait entre les deux. Peu de gens se seraient arrêtés sur ce détail finalement peu bouleversant, pour Asuna il n’en était rien. C’était idiot, mais elle se sentait profondément chamboulée dans son mode de fonctionnement.

Toutefois, elle connaissait ses forces, et ne s’inquiétait outre mesure. Elle savait s’adapter rapidement, se montrant même particulièrement brillante dans le domaine qui se révélait fondamental pour tout caméléon. Son seul souci réel pour les jours à venir se révélait finalement autre que son chemin de travail balisé.
Elle avait été agressée sexuellement par un Capitaine, du moins était-ce ce qu’en disait la rumeur. À tous les instants, Asuna se forçait à adopter les poses d’une victime inquiète de croiser son agresseur. Le regard alarmé, préoccupé, la démarche légèrement chancelante, elle lançait sans cesse des coups d’œil dans son dos, sur le qui vive. Contre sa poitrine, la jeune femme serrait peureusement le rapport qui était lié à ce qui l’avait mis dans cet état. Son jeu d’actrice remarquable apportait son lot de surprises quand les membres de sa Division la croisaient. Elle s’étonna du respect qu’on lui manifestait, lié à son nouveau rang, elle qui autrefois n’existait pas aux yeux de tous. Elle perçut dans certains regards de la sympathie, voire même de la pitié, ses attitudes de victime éplorée les justifiant.
Toute cette mascarade conforta Asuna que le genre humain érigeait en art l’hypocrisie. Elle ne serait pas celle à trouver cela dommageable.

Elle parvint enfin au bout de son voyage. Une porte menant à un bureau où l’attendait celle qui pour l’heure tenait les rennes de la Division. Elle n’avait jamais croisé la Lieutenante. Elle ne savait ce qui découlerait de leur rencontre, ni même de leur nouvelle collaboration qui s’annoncerait probablement épuisante. À cette simple idée, Asuna soupira. Elle frappa timidement à la porte et se tint sur le seuil, maladroite. On la somma d’entrer.
La jeune femme se prépara à pénétrer dans la pièce lorsqu’elle aperçut sur sa droite, au bout du couloir, un homme qui balayait mollement le sol. Le visage éteint, les regards vides, le garçon se trouvait être son parfait remplaçant.
Asuna se détourna pour passer la tête dans l’entrebâillement de la porte, n’osant s’aventurer plus avant dans la pièce.

« Lieutenante Satô ?, lança-t-elle hésitante et bredouillante, je suis Kuragari Asuna, la nouvelle troisième siège. J’ai le rapport sur le Capitaine Hime… vous savez qui. »

Elle agita le dit rapport au bout de sa main, comme s’il lui brulait. Le regard rivé au sol dans une attitude soumise, elle attendit la réponse de sa nouvelle supérieure qu’elle n’avait encore aperçue.

La porte s'ouvrit avec brusquerie, dévoilant ce que l'entrebâillement avait caché.
Satô se tenait sur le pas de la porte, droite, face à celle qui était sa nouvelle Troisième Siège. Une blonde lavasse, aux yeux crevés, avec autant de maintien qu'un poisson mort. Les lèvres de la jeune femme se pincèrent un peu plus, elle saisit avec brusquerie le rapport du machin tout mou et retourna à grand pas à son bureau, où elle s'assit.
Pas un mot, pas un regard n'avait été adressé depuis à la nouvelle venue.
Fumiko lui fit un geste de la main, l'invitant à s'asseoir, geste dont on ne pouvait ignorer le mépris léger. Absorbée dans le rapport qu'elle feuilletait, la jeune femme ne chercha pas à savoir si son indication avait été suivi ou pas. Il fallait dire qu'elle ne pouvait aimer sa nouvelle subordonnée, encore moins avec la première impression que cette dernière lui avait donné.
Elle aurait eu besoin de quelqu'un d'énergique, de vivant, de charismatique, qui puisse faire vibrer les foules et lui amener ses rapports avant même qu'elle les ait demandé. Elle se retrouvait avec cette limace grasse et impotente, dont la présence irritante salissait déjà son bureau. Plus jeune encore que l'uniforme que portait la jeune femme, plus inexpérimentée qu'une âme nouvelle au Rukongai. Puissante ? Sans nulle doute. Si le rapport avait été vague, il en demeurait impressionnant. Elle avait vaincu des Espadas, les uns après les autres, Dieu sait combien. Mais ce n'était pas ce dont la IV avait besoin. Les gros bras pouvaient aller à la XI, elle était là pour ça. Mais ici, à la IV ? Il fallait des expert en Kidô, en soin, en énergie spirituelle, en recherche même. Cette gamine ne faisait que balayer depuis son entrée au Sereitei. On signalait à peine quelques interventions dans les salles de soins, et rarement auréolés de gloire.
Pourquoi, par tous les Dieux du Ciel, avait-on jugé bon de la lui coller entre les pattes ?
Avoir sauvé un Capitaine avait du y jouer pour beaucoup, mais Fumiko ne les aurait jamais cru assez stupide pour croire une telle larve apte à relever une Division en ruine.

Elle jeta le rapport sur la table. C'était inepte au possible. Peu importait qui était en tort, peu importait qui était victime. La seule chose révélatrice de l'histoire, c'était que la jeune femme en face d'elle était incapable de faire face aux quelques mains baladeuses. Comment pourrait-elle alors supporter le poids d'une Division entière, à l'orée d'une guerre ?

« Redressez-vous. Vous êtes une Troisième Siège maintenant. »

Sato lui avait adressé ces quelques mots d'une voix froide, détachée, toujours sans la regarder. Elle posa ses coudes sur son bureau, les avant-bras joints en l'air.

« Je vois dans votre dossier que vous êtes depuis votre entrée au Sereitei affectée au nettoyage. » Cette fois-ci, Fumiko planta son regard peu amène dans celui de sa timide interlocutrice. « Pensez-vous réellement être à même de remplir le nouveau rôle qui vous a été confié ? »

Si c'était une question, la Lieutenante ne laissait pas douter de la réponse. Non, et si elle pouvait plier bagage en admettant l'erreur d'affectation, ce serait idéal.

Le premier contact fut plutôt détestable. Asuna regardait sa main à présent vide du rapport que la Lieutenante venait de lui arracher sans mot, avec le plus complet dédain. La Troisième Siège se sentit intérieurement soulagée. Voilà une réaction qu’elle connaissait parfaitement, qui ne la changerait pas de trop de son ancien quotidien. Elle avait eu son lot de provocations face à certaines brutes de la Onzième Division, alors le mépris arctique de Satô se trouvait être presque une amélioration. La Lieutenante retourna à son bureau en indiquant sèchement du doigt un fauteuil. Asuna, bien sagement, se dirigea vers celle-ci et s’y assit. Le dos voûté, elle s’absorba dans le spectacle incroyable de ses doigts agités de convulsions et fuit tout échange de regard avec son interlocutrice. Moins par crainte que parce qu’il s’agissait précisément des attitudes attendues pour son personnage.

Quand Satô lança brutalement le rapport sur la table, Asuna eut une grimace désolée. Quand l’autre la sermonna sur son attitude, elle se redressa, obéissante et peureuse. Quand enfin tomba le couperet sur la légitimité de sa promotion, la jeune femme se recroquevilla. Pauvre petite créature terrifiée par quelques sous entendus incisifs. Tremblante et frissonnante, elle ne sut quoi répondre dans l’immédiat.
Derrière cette façade de vulnérabilité, l’esprit d’Asuna fonctionna à toute allure. Ce rôle de Troisième Siège, il était clair qu’elle n’en voulait pas. Par ailleurs, Asuna pressentait chez son interlocutrice un amour dévorant pour ses responsabilités ; avec une telle supérieure, l’inefficacité deviendrait un luxe. Pourtant, il y avait une nouvelle donnée que la jeune femme devait prendre en compte, et pas des moindres. Un Capitaine obsessif, en l’occurrence, qui ferait tout pour lui mettre la main dessus. Or, si elle se trouvait prémunie face aux exactions d’Himesaki en tant que Troisième Siège, en tant que Vingtième, cela ne serait plus le cas. Entre tranquillité et sécurité, il lui fallu choisir.

« Ou…ou…i, bafouilla-t-elle d’abord avant de raffermir sa voix pour la rendre plus assurée, Oui. »

Asuna leva la tête pour planter son regard dans celui, glacial, de la Lieutenante Satô. Les deux femmes se dévisagèrent, et Asuna ne flancha pas. Fixer le vide était sa spécialité, quant au regard de la gradée, il n’était guère différent du rien.

« Laissez-moi quelques jours. »

Son ton avait été à peine tremblant. Calculé au décibel près, il marquait une faiblesse encore toute récente mais sous laquelle se cachait une force de volonté ; une harmonie vocale maîtrisée d’où ne percevait que quelques fausses notes, finalement anodines.

« Et maintenant ? »

« Maintenant... »

Fumiko se releva, s'appuyant sur les bras de son fauteuil. Si les tremblotements de la voix de sa nouvelle assistante n'avaient rien de plaisant, Satô savait apprécier les efforts que pouvait fournir une bonne volonté. Même si la tête de poisson crevé, décidément profondément désagréable de Kuragari ne lui revenait toujours pas. Ces yeux fuyants et humides, cette lippe pendante, ce dos dépourvu de tout ressort... Ecoeurant. Vraiment écœurant. Mais surtout étonnant, quand on savait les boulets qui collaient au train de la jeune femme... A la voir face à face, on ne savait, entre la tentative de viol et la bataille contre les Espadas, ce qui était le moins crédible.
Elle contourna le bureau, alla s'asseoir sur l'arête du meuble, face à la jeune femme, sans la quitter un instant des yeux. Elle avait réussi à capter son regard et elle n'était pas prête à le perdre.

« Vous devez comprendre mes attentes, Kuragari. » La voix de la Lieutenante s'était adoucie, jusqu'à devenir presque sympathique. « Vous l'avez constaté par vous-même, la Division change. Profondément. Nos rangs se sont amaigris, nous n'attirons plus de recrues. Les officiers se succèdent et ne demeurent pas, à l'inverse des blessés qui s'entassent dans nos services, toujours plus faibles, toujours plus nombreux. »

Satô prit le temps d'une pause. Elle savait la puissance d'un tel discours sur les âmes impressionnables de ses petites infirmières, combien un effet dramatique bien maîtrisé poussait aux miracles les âmes de la IV. Elle n'avait plus qu'à espérer que ça marche sur sa future exploitée: pas de raison que ce ne soit pas le cas, de toute façon.

« Parlons franchement. Je ne vous ai pas choisi, et je ne vous aurai pas choisi si on m'avait demandé mon avis. Et de toute évidence cette promotion vous tombe sur le poil comme un éclair sur le coin du crâne. Nous allons être obligées de composer ensemble, et ce pour l'avenir de la Division, qui je n'en doute pas est votre souci premier. »

Fumiko lui adressa un sourire, le premier, absolument indéfinissable. Ni connivence, ni ironie, ni moquerie. Il était superflu de préciser à cet instant que le bien-être de la Division n'était pas nécessairement ce dont elle se préoccupait principalement, même si c'était la chose qui l'occupait le plus ces derniers temps.

« Dans cette optique, je suis prête à vous former pour vous rendre le plus efficace le plus rapidement possible. Le changement de rythme sera douloureux, je dois être honnête avec vous. Vous arrivez à une période difficile, où un travail énorme nous attend. Il s'amoncelle sur le bureau, sur les sièges, sur le sol. Vous apprendrez sur le tas, c'est peu de le dire. Mais, une fois le pli pris, ce sera plus facile, d'autant plus que la masse de boulot diminuera prochainement. »

Fumiko ramena un avant-bras sur son abdomen, posa son coude sur la paume de sa main et massa sa tempe de l'autre. Ses yeux étaient toujours aussi indéchiffrables.

« Je peux prendre en compte votre passé... Complexe. A condition que vous soyez assez forte pour passer par-dessus, quitte à craquer de temps à autre. J'ai l'intention de vous faire confiance, j'espère que vous serez dans le même état d'esprit envers moi. Avons-nous un accord, Kuragari Asuna ? »

La scène continuait de se jouer en une parodie de rapports sincères. Une mascarade qu’Asuna prolongeait sans vergogne avec le talent de jeu des plus grands. Elle était la concierge mollassonne, la jeune effarouchée, la séductrice esseulée, elle était l’anonyme silencieuse, la combattante impitoyable, ou la compagne sanglante de la Dame. Parfois géniale aux yeux de certains, souvent médiocre pour tous les autres, Asuna adaptait ses rôles en fonction de ses interlocuteurs, instinctivement et avec une précision toujours chirurgicale. En l’instant, la Lieutenante exigea d’elle sans le dire une plus parfaite acceptation de ses propos. Chose qu’Asuna lui octroya à profusion, généreuse. La gradée se lança dans un plaidoyer plein de ferveur sur la condition exécrable de la Quatrième ; Asuna en but chaque parole, chaque mot, les yeux écarquillés, comme découvrant dans Satô l’annonciatrice de messages célestes. La Troisiège Siège poussa même le vice jusqu’à entrouvrir légèrement sa bouche, lui donnant l’air plus sotte que jamais.
Mais elle se rappela brutalement que sa situation n’était plus celle d’auparavant, et que ce siège, il lui fallait le tenir pour garder un avantage face aux représailles d’Himesaki. Elle scella promptement ses lèvres puis chassa l’hébétude naïve de ses traits pour en revenir à un faciès plus sérieux.

Satô lui confirma quelques instants plus tard ses réserves sur cette promotion qui était tout sauf inattendue, pour Asuna du moins. Le Capitaine de la Septième Division avait été clair sur ce point, et l'ex-Vingtième Siège s’attendait depuis sa rencontre avec lui à une montée en grade de ce genre. Elle n’avait jamais voulu être exposée ainsi sous le feu des projecteurs, mais avait-elle été surprise par son annonce ? Non.
Elle acquiesça toutefois aux dires de la femme afin de ne pas lui contester le droit de déblatérer des imbécilités sans fondement.
Le discours continua et la Lieutenante aborda l’aspect le plus contrariant de la promotion. Une charge de travail accrue attendait Asuna, et cette perspective ne l’enchanta pas. S’user en efforts pour le bien d’une institution lui avait toujours paru pour absurde. Asuna ne vivait que pour elle-même, et servir une cause commune lui était parfaitement incompréhensible.
Pressée par Satô, il lui faudrait s’adapter à ce nouveau mode de fonctionnement pour pouvoir survivre.
Quant à faire confiance à la gradée comme celle-ci l’exigeait ? Asuna n’en avait nullement l’intention. Elle ferait semblant, et imiterait la subordonnée loyale comme attendue, de là à accorder à la femme la possibilité de la voir sous son vrai jour ? Jamais.

« Je vous fais confiance, dit-elle en feignant une humilité sincère. Son regard toujours croisant celui de Satô ne fléchit pas sous le poids du mensonge. Je ne craquerai pas. Plus jamais. »

Seul vœu réellement honnête que ce dernier. Elle avait cédé une fois, une seule, à la panique, ce qui l’avait conduit à vouloir assassiner un Capitaine pour finalement se retrouver expédiée ici, dans ce bureau. Les débordements étaient la marque des plus faibles, et des moins lucides. Asuna ne souhaitait pas faire partie de l’une ou l’autre de ces catégories.
Un dernier détail devait être réglé, toutefois. La Troisième Siège devait comprendre jusqu’à quel point Satô la connaissait, ou pensait la connaître.

« Mon passé… complexe ?, conclut-elle timidement. »

L'innocente dernière petite question rappela des abîmes de questions à la Lieutenante. Ah, le passé... complexe de sa nouvelle subordonnée. Ça. On entrait dans le vif du sujet. Par où entamer le problème ?

La physique de la jeune femme, déjà. On y revenait toujours. Molle, amorphe, la chair lui coulait des orbites. Avait-elle des muscles ? On en doutait. Une volonté ? Problème épineux. Problème dont l'évidence qui crevait les yeux de ceux qui dépassait le plat visage de la blondasse. Blondasse, oui, c'était le mot. Sans doute l'avait-on collé au nettoyage à cause de son analogie capillaire d'avec les serpillères, et ses yeux morts avaient sans doute pris trop de bain au détergent.

Une nouvelle moue de mépris. Brève, incisive, qui s'effaça sur un rien. Elle passa inaperçue.

Mais on ne pouvait se contenter de décortiquer son allure, aussi détestable soit-elle. Par ailleurs, Fumiko ne lui aurait jamais adressé plus qu'un sourire et beaucoup d'ordres, si le destin le lui avait permis. Foutre malchance. Enfin, elle souhaitait rester dans ce rapport de force, sourire en moins, par le Grand Roi. Mais voilà: elle n'était pas assez folle pour espérer que ce même rapport resterait ainsi longtemps.
Elle avait lu les dossiers, elle les avait dévorés même. La lavasse aux lèvres molles qui se tenait devant elle aurait tenu tête à deux Espadas. Deux putains d'Espadas. Une bleue d'à peine une cinquantaine d'années, femme de ménage de son état, se ramenait en plein combat et pif paf pouf, éclatait deux des putains de guerriers les plus forts du Monde Creux, l'ennemi séculaire. Où était la blague ? A quel moment devait-elle rire, pleurer, chanter ? A l'heure actuelle elle était plutôt sidérée. La nouvelle Troisième avait le potentiel pour être Capitaine, si elle n'en avait déjà le pouvoir. Avait-elle débloqué son Bankaï ? Avait-elle dépassé Fumiko ? Pouvait-elle prétendre au pouvoir suprême de la Division ? Sans aucun doute. De là à ce que Fumiko laisse une telle abomination survenir, il y avait vingt univers. Pas de son vivant, et elle se débrouillerait pour l'emporter dans sa tombe si telle chose arrivait. On ne pouvait après tout espérer que les fous ayant mis une obscure mollasse à un tel poste n'oseraient recommencer: même si elle était plus que louche. Insipide, et pourtant terriblement remarquable. Un oxymore qui ne purulait que plus à la lumière des grades. Fumiko ferait en sorte de voir de quoi était faite l'énigmatique jeune femme, à n'importe quel prix, tant que celle-ci serait capable de la dépasser et donc de la limiter. La Lieutenante entendait profiter pleinement de sa liberté nouvellement offerte.


Le jeu d'actrice, subtil, ne prit pas effet sur Fumiko. Certes, elle ne savait rien sur ce qui se cachait sous le minois horripilant, si tant est qu'il y ait quelque chose, mais elle savait dès qu'elle avait vu, dès qu'elle avait lu, que la femme était fausse. Quoi ! Cette puissance terrible, inconnue de tous jusqu'à ce que le danger extrême la fasse dévoiler, et c'était un accident ? Qu'il fallait être stupide pour penser une telle chose ! Elle aurait à coup sûr la Deux sur le dos pendant un bon moment: la Troisième avait un passé louche. La gamine entrait au Sereitei, et progressait si vite qu'elle méritait justement le nom de génie, et pourtant rien n'était ressorti, ni qualité ni défaut. Une platitude parfaitement adéquate à la vilenie du visage, mais certes pas accordée à une puissance apte à brûler à mort les Epées du Roi du Monde Creux, si tant est qu'on pouvait appeler le stupide animal Roi. L'enfant était encore plus factice que feu Mayuri.
Une qualité que Fumiko ne supportait pas chez les autres, même si c'était son bâton de vieillesse.

Elle sourit à sa jeune gradée, comme désolée et presque triste à l'idée d'évoquer un sujet si regrettable. Aussi fine et joueuse que cette dernière.

« Je veux évoquer bien sûr les récents incidents qui vous lièrent avec le Capitaine Himesaki... Si je ne veux pas voir ce sujet réapparaitre sur le tapis, je tiens à vous assurer qu'ici, vous êtes en sécurité. »

Ses yeux s'allumèrent d'empathie envers Asuna. Comme si tu avais besoin d'être protégée, par la Grande Pute Borgne !

Qu’y avait-il à dire de plus que tout ce qui avait déjà été dit ? Les discours nourris de trop de mots perdaient de leur sens. Asuna était lasse de tout ceci. Cet échange déjà inutile dès son origine semblait sans fin, et à l’aube de sa conclusion, rien de digne d’intérêt ne paraissait vouloir en ressortir. La jeune femme s’abandonna dans son rôle de fillette maladroite, dégoulinante d’une faiblesse infecte qu’elle tentait de temps à autre d’endiguer par un regain de volonté illusoire. Alors que la Lieutenante, égale à elle-même, demeura insondable.
Asuna ne sut que penser de celle qui lui faisait face. Satô était une bourreau de travail, une acharnée du devoir, et probablement rongée par une ambition dévorante au regard de son acharnement à la tâche. Mais elle possédait une inflexibilité des traits, une dureté morale, qui rendaient difficile de deviner ce qu’elle pensait vraiment.

Tout le temps où la Lieutenante s’absorba dans sa réflexion, Asuna se plongea dans l’analyse de la moindre de ses expressions. Il n’y eut rien, ou très peu. Elle crut lire à un moment une mimique de mépris mais cela fut si fugace qu’elle douta de l’avoir réellement vue. Enfin, un sourire éclaira le visage de la Lieutenante, à la fois triste mais qui se voulait rassurant. Elle lui dit d’un ton compatissant que rien ne lui arriverait en ces lieux, mais Asuna perçut dans cet adoucissement une discordance, peut-être imaginée, mais qui réveilla ses instincts.

« Je n’en parlerai pas, répondit la jeune femme d’un pauvre sourire. Je me sens mieux. »

C’était faux, bien évidemment. Elle ne s’était jamais sentie mal, elle ne pouvait donc se sentir mieux. Asuna épousseta son habit d’un geste distrait, et rompit enfin le contact visuel avec la Lieutenante, pour en revenir au sujet passionnant qu’étaient ses pieds. Qu’ajouter de plus, quels faux semblants ficeler de nouveau dans cet ersatz de sincérité ?
Elle n’en savait rien, et à vrai dire, tenir plus avant cette conversation la fatiguait grandement. Mais Asuna savait n’avoir aucun pouvoir pour y mettre fin, et que la Lieutenante s’enflammerait si elle venait à quitter la pièce sans son consentement.

« Puis-je faire quelque chose, à présent ? »

La docilité une nouvelle fois serait son choix. Elle souhaitait que cela finît par payer.

« Vous mettre au travail le plus vite possible. »

Fumiko se redressa et alla se saisir du fameux dossier pour le ranger dans un tiroir de son bureau. Tout en faisant cela, elle continua sur le même ton.

« Je ferais enregistrer votre plainte, mais hélas, j'ai peur qu'elle reste sans réponses... Nous parlons ici d'un Capitaine et, si je peux, comme je vous le disais, assurer votre protection, nul en ces temps troublés ne peut inquiéter un Gradé pour si peu, si vous me permettez de le formuler ainsi. »

Evidemment elle n'allait pas trop insister pour que la terrible tragédie est de grandes répercussions. Elle n'avait pas l'intention de se mettre Himesaki à dos et placer la jeune femme en victime malheureuse pouvait être dangereux pour ses propres ambitions... Mieux valait faire oublier l'affaire sans que cela puisse se retourner un jour contre la Lieutenante.
Elle s'assit sur sa chaise, ouvrit encore un tiroir, en tira une liasse longue comme un jour sans pain qu'elle jeta sur la table sans ménagement. Les documents s'étalèrent sur la table, y formant un bel arc de cercle. Il s'agissait des dossiers des soldats morts lors de la dernière excursion au Monde Creux et à Karakura, la hauteur de la pile indice malheureux du caractère mortifère de l'expédition. Enfin on arrivait à savoir qui allait où, chaque bout de cadavre avait été rattaché à son propriétaire original, lui-même ayant retrouvé identité et Division. Une efficacité toute à même de redorer le blason de la Quatre, et il était temps maintenant de remettre les corps dans les mains des familles et des amis. Et surtout de dégager les locaux de la Quatre: les groupes électrogènes n'allaient pas tarder à lâcher tant la morgue consommaient d'électricité (des locaux supplémentaires avaient été réquisitionné) et, la chaleur aidant, les cadavres vieux de plusieurs semaines déjà ne tarderaient pas à embaumer de leurs doux parfums les locaux, expérience peu agréable s'il en est. Les blessés eux étaient soignés, ou en voie de l'être, fini les soldats suspendus entre la vie et la mort. Il était temps de faire le ménage; et puis ce n'était que trop le souk dans les salles de soin censées être calmes et silencieuses, mais encore maintenant envahies de petits sous-fifres affolés, alors même que tous les Capitaines avaient quitté les services.
Et chaque Division comptant dans ses rangs des pertes nombreuses, rapatrier les dépouilles serait long et fastidieux, d'autant plus qu'il faudrait apporter une épaule a minima compatissante aux larmes et aux cris des survivants.

Une tâche qui convenait teeellement bien à sa nouvelle Troisième Siège que Fumiko lâcha dans sa barbe un sourire plein d'une joie moqueuse et croisa les mains, jaugeant une fois de plus Kuragari. Sa face molle, ses yeux noyés, ses sursauts de gamine indécise. Oui, elle serait assurément parfaite pour cette corvée.

« Et pour asseoir votre nouvelle position, je tenais à vous confier une tâche, certes délicate, mais d'une grande importance. Il s'agirait de prévenir les diverses Divisions de la nécessité de venir récupérer les soldats tombés au combat qui sont entreposés à la morgue, et de leur remettre les dossiers. Il s'agit d'un sujet sensible, Troisième Siège Kuragari, je compte sur vous. »

Elle avait particulièrement appuyé sur le nouveau grade de la jeune femme, pour lui faire sentir le poids de ses nouvelles fonctions. Enfin, tout du moins c'était le rôle que Fumiko se donnait. Elle ne croyait guère à l'autorité que les rangs auraient pu lui donner sur la jeune femme, si ce n'était la peur de la prison et des paillettes. Rien n'indiquait que la larve se souciait pour deux sous de son nouveau rôle: elle était bien restée dans l'ombre cinquante ans bien qu'elle eut pu briller de mille feux. Mais qu'importait: Fumiko tâcherait de graver les nouvelles corvées au fer rouge dans la tête d'Asuna, si celle-ci s'avérait être aussi paresseuse qu'elle en avait l'air.

L'avantage particulier de la tâche qu'elle venait d'assigner à Asuna était qu'elle pourrait jauger enfin sa subordonnée. Rien n'était plus indicatif quant au caractère d'une personne que le mettre face à la famille d'un mort et observer ses mimiques, et grâce aux nombreuses oreilles de Satô qui trainaient dans tout le Sereitei, elle n'en perdrait pas une miette.

Elle refit la pile d'un geste, et la repoussa sur le bord du bureau, vers Kuragari.

« Si vous n'avez plus de question, vous pouvez disposer. »

Asuna se contenta d’un simple hochement de tête lorsque Satô lui confia qu’Himesaki n’aurait rien à craindre de son petit égarement. La jeune femme savait cela depuis bien longtemps. La Justice n’était qu’un mot creux pour le Seireitei. Une société juste ne laisserait aucun crime impuni, même ceux de ses plus hauts gradés. Mais le Gotei n’était pas juste, il était avant tout pragmatique ; un Capitaine aussi immoral fut-il n’en restait pas moins un atout dont il ne fallait pas se priver. Asuna comprenait cette mentalité, car elle la partageait. Il lui importait peu qu’Himesaki paie pour ses crimes. En revanche, la nouvelle Troisième Siège savait pertinemment qu’elle se trouvait démunie face à lui. Son mode de survie consistant à ne jamais se faire remarquer avait brillamment échoué, simplement parce qu’Asuna avait commis la maladresse de céder à l’inquiétude. Telle chose ne se reproduirait plus.
À présent qu’elle s’était faite découverte par l’une des plus hautes instances de l’armée, elle devait se doter de nouvelles armes pour la contrer, dusse-t-elle employer les moyens qu’elle fuyait jusque là. Asuna sentait qu’il serait bientôt l’heure de sortir des ombres, mais elle devait encore réfléchir à quel visage adopter pour sa nouvelle stratégie. Il était évident que jouer les potiches la fatiguerait rapidement. Elle s’accorderait encore quelques jours pour y réfléchir plus avant.
 
En attendant, un autre problème se posait de façon de plus en plus incisive : la Lieutenante elle-même. Cette dernière était brillante, Asuna le pressentait, mais plus dangereux encore, elle était impitoyable. Sa manière d’atténuer l’épisode Himesaki révélait un total détachement des problèmes de l’affect. Une qualité, selon Asuna, car elle considérait l’émotion comme l’ennemie de toute raison. Pour autant, ceux qui n’avaient pas la faiblesse du sentiment étaient bien plus difficiles à manœuvrer. Satô se révélerait être un souci, un jour, Asuna n’en douta pas. Rapidement, il lui faudrait trouver les points faibles de la gradée avant que celle-ci n’ait les moyens d’expulser cette Troisième Siège qu’elle n’appréciait visiblement pas.
 
Mais avant toute chose, Asuna allait avoir de quoi s’occuper. Elle saisit chez la Lieutenante un sourire dédaigneux à l’annonce de la tâche qui lui incombait dès à présent. Ce travail relevait du rôle de croque-mort, ou peu s’en faut. La jeune femme suspecta sa supérieure d’avoir choisi ce travail en toute conscience, car toutes deux savaient (Satô peut-être inconsciemment) que la compassion, le bon sentiment, Asuna n’en avait que très peu à revendre.
La Troisième Siège se prépara à se saisir des dossiers lorsque brutalement un sentiment de colère phénoménal inonda son esprit. Asuna contint du mieux qu’elle put la rage meurtrière de sa Dame venant tout juste de s’éveiller, mais malgré ses efforts, elle laissa échapper un petit couinement surpris et pitoyable face aux assauts de sa seconde âme. La jeune femme se recroquevilla sur elle-même puis lança un regard désolé à la Lieutenante, et dut se concentrer pour ne pas prêter l’oreille aux séduisantes exigences de la Dame. Elle parvint au prix d’une lutte interne courte mais intense à écarter la pression des Nuées puis à les faire taire, mais moins par manque d’envie, que par désir de ne pas s’exposer aussi salement auprès des hautes autorités.
 
Plutôt que de promptement éviscérer Satô, Asuna hocha la tête en signe d’assentiment. Elle se redressa en titubant légèrement et se saisit de la paperasse qui pesait largement son poids, tant en kilos qu’en temps volé.
 
« Je n’ai plus de questions. Cela sera fait dans les plus brefs délais. Lieutenante Satô, conclut-elle en s’inclinant, tout en manquant de faire tomber quelques dossiers qu’elle rattrapa presque par hasard. »

Asuna ne s’effraya pas d’ajouter encore quelques maladresses à son personnage. Elle fit demi-tour, et quitta la pièce piteusement, sans grâce.