« Êtes-vous sûr que c’est bel et bien l’endroit ?, dis-je, un soupçon de lassitude dans la voix.
- Oui, oui m’sieur, répondit le gnome qui m’accompagnait, j’ai du nez pour ces choses-là, parole ! »

Et quel nez. L’Arrancar se tenant à mes cotés m’arrivait à peine aux hanches, taille lui donnant tous les airs d’un enfant, mais enfant des plus laids ; ses bras maigrelets, sa tête énorme comparée au reste du corps, ses traits taillés à la serpe, ses petits yeux perfides qui trônaient au-dessus d’un groin de l’épaisseur d’une main au bout duquel s’accrochaient les quelques restes épars d’un masque brisé, tout ceci conférait à Stoke une apparence des plus misérables, que nombreux auraient royalement conchié sans aller plus avant vers le personnage. Bien que royal, pourtant, je ne m’étais pas prêté à cette réaction spontanée. Car, s’il était laid à faire peur, ce brave Stoke, ses talents de pistage étaient à l’aune de son hideur. Chose finalement peu étonnante avec la truffe dont il était affabulé.

« J’vous jure, m’sieur, jamais ressenti un truc pareil !, continua de pépier le lutin, c’est encore dans l’air, ça s’accroche au sable. Sentez pas ?
- Hum… Si, si, bien sûr. »

Je cachai mon malaise derrière une moue imperturbable. Il n’était pas dit que Tibors Tiesce irait clamer sur tous les toits son inaptitude flagrante à ressentir l’énergie spirituelle. Bien que, parmi l’Espada, certains faisaient de ce fait-ci un étendard de fierté.

« Même à Las Noches ?, demandai-je en étouffant un bâillement. Nous marchions depuis des heures, et je commençais à trouver cette promenade ennuyante.
- Ben… Si et nan. Ça dépassait pas le bon roi ou les Espadas. C’était… différent, dans l’tissage, m’voyez ?
- Hum, hum…
- Plus sauvage, pis c’était vaste comme le désert, j’ai cru que ça allait me bouffer.
- Typique, conclus-je. »

Brutalement, Stoke se figea, le nez levé vers le ciel obscur. Ses narines frémirent tandis qu’un frisson lui parcourut l’échine, lui donnant les poses d’une bête en alerte. La pauvre petite chose savait qu’elle ne faisait pas le pli face à beaucoup dans le Yermo, et que seuls son astuce et son flair lui avaient permis de vivre si longtemps.

« C’par là, m’sieur. J’étais tapi sous le sable, comme que vous voulez que j’sois, puis j’l’ai senti, avant d’la voir arriver. On aurait dit une fleur avec des lames, parole. L’est pas loin. L’a pas bougé. A dû s’enraciner. »

D’un geste las, je lui sommai de passer devant mais le bougre resta enfoncé dans le sol, ne voulant plus en décoller.

« Nan m’sieur, j’vais pas plus loin, j’le sens pas votre truc, sur ce coup-là.
- Mais vas-tu venir, oui ? Ou faut-il que je t’échar…
- C’pas la peine, m’sieur, les menaces. L’est derrière la dune, pouvez pas la louper. »

Sur ces mots, l’impertinent s’enterra promptement sous le sable, si bien qu’en quelques secondes, je me trouvai à parler au vide. Dépité, je fis volte face, reprenant une contenance que personne ne voyait, et me dirigeai vers la motte de sable désignée par Stoke. Arrivé en haut, je ne vis personne. Ne perdant nullement mes moyens, je tendis l’oreille, et mon regard se posa sur la désolation poussiéreuse à la recherche de ce que j’étais venu chercher :

« Si son Altesse du désert pouvait poindre le bout de son royal nez, je lui en saurais gré, lançai-je à la ronde, mordant d’ironie. »

Les mains dans les poches, je n’avais plus qu’à attendre.

- Tu me cherches mais tu ne sais pas où regarder ? Étrange façon de chasser...

- Maintenant que je me dresse face à toi, tu peux me dire ce que tu me veux. J'espère seulement que tu ne tiendras pas le même discours que les autres. Vous m'ennuyez tellement...

- N'es-tu pas venu avec un compagnon ?

« Si, répondis-je tout de go, mais il a omis de mentionner votre beauté. »

Je levai la tête vers la créature, un sourire enjôleur aux lèvres, et dévisageai sans m’en cacher l’anatomie singulière du Hollow. La comparaison de Stoke me revint en tête : une fleur avec des lames. Le bougre n’aurait pu saisir image plus pertinente car, en effet, il se dégageait de l’animal une grâce végétale potentiellement mortelle. Une rose aux épines acérées.
Mais ma joie d’avoir pu poser les yeux sur pareille splendeur fut rapidement étouffée par un des propos qu’elle tint. « Les autres ? » Quels autres ? Y’en avait-il eu d’autres qui, avant moi, avaient pu échanger avec elle ? Je lançai un regard derrière moi, vaguement vers là où se cachait Stoke, et irrité que mon réseau d’informations ait pu laisser passer un détail pareil. D’autant qu’à sa voix lasse, je devinai que l’Hollow n’avait tiré qu’ennui de cet échange. Voilà bien des conditions de départ que j’aurais été fort aise de m’épargner.

« J’espère, ma dame, que ces imbéciles vous ont rendu suffisamment hommage pour que vous leur pardonniez la perte de temps qu’ils vous ont causé. Si vous avez leur nom, je me ferai une joie de leur toucher quelques mots. Si vous ne vous êtes pas fait justice, j’entends. »

Sans un regard vers les racines grouillantes de l’Hollow, je me mis à lui tourner autour, non moins comme un charognard tentant de desceller ses angles morts, qu’un spectateur appréciant l’œuvre d’art qu’il avait sous les yeux. Les Seigneurs du Vide avaient d’innombrables aspects dont l’esthétisme me réjouissait chaque fois. Je me souvins d’Alecto avec un pincement au cœur et je me mis à espérer, encore plus fortement, que celui-ci se montrerait plus ouvert à la conversation. Nous étions les Maîtres du Monde Creux, et aussi foutrement bornés.

« Bref, j’espère ne pas vous ennuyer à mon tour, mais il est quelques nouvelles que ceux de notre espèce ont à entendre. Je m’immobilisai face à elle, l’air moins joueur et davantage sérieux. S’il ne m’échoit le rôle de recruter pour le Roi de Las Noches, je tiens à souligner que vous y serez accueillie à bras ouverts, sitôt votre masque arraché. Pourquoi le feriez-vous ? Je ne vous ferai l’affront de vous faire miroiter des promesses de puissance et de gloire. Nous sommes les Seigneurs, nous sommes au sommet, nous n’avons que faire de ce genre de choses. J’ai ôté le mien par ennui, c’est dire, ajoutai-je en haussant les épaules.
Mais je crains qu’il n’y ait d’autres… impératifs qui, s’ils continuent de s’aggraver, vont pousser notre monde dans ses derniers retranchements. Vous souvenez vous des Quincy ? Une ère similaire pourrait bientôt avoir lieu. »

Je plantai mon regard dans le sien, dépossédé de pupilles, m’empêchant de supposer ce à quoi pouvait-elle bien penser. Des sarcasmes, de la vanité, probablement. Nous étions si sorts, les têtes couronnés du Monde Creux.

« Il y a peu, le Roi de Las Noches a été agressé. En sa propre demeure, entouré de ses meilleurs guerriers. Aucun d’eux n’a pu agir, pas même le Roi, qui d’un coup, a été défait. J’ai vécu longtemps, et j’ai vu nombre de combattants ; Grimmjow, aussi rustre soit-il, a le potentiel des plus grands. Qu’un guerrier de cet acabit se soit fait vaincre d’une claque, je vous laisse supposer ce que cela signifie.
Son agresseur est un Maho Tsukaï. Une nouvelle race dont un seul membre a ravagé à lui seul le palais, et qui n’a même pas été vaincu. Voici les nouvelles, Seigneur du Vide. Notre extinction pourrait avoir lieu bientôt. Pour ma part, je n'ai cœur à la laisser arriver. Et vous ? »

- Il est vrai qu'ils n'ont pas tous eu un comportement digne du tien. Sans doute que ce statut d'Espada leur ait monté à la tête, oubliant alors ce qu'ils sont réellement.

- Ces nouvelles sont effectivement inquiétantes et le monde libre doit en être informé. Toutefois, cela ne change en rien mon refus de rejoindre cette armée et ce roi autoproclamé. Si un seul d'entre eux est parvenu à vaincre ce Grimmjow pourtant si terrible sans pour autant se faire arrêter par cette armée que vous nommez Espada, alors je n'ose imaginer le résultat s'ils arrivent à plusieurs... Je comprends mieux l'emportement de ces imbéciles qui ont croisés ma route. Ce Ricardo s'est toutefois bien gardé de me faire part de cette nouvelle ! Qu'importe... Si nos chemins se croisent de nouveau, je lui arracherais la tête.

- Je suis une survivante. Tout comme ceux de notre race. Aucun d'entre nous n'aspire à disparaître. C'est pourquoi je transmettrais cette information à ceux de mon espèce. S'il le faut, je ne doute pas qu'ils lutteront. Mais seulement pour préserver leur monde d'origine. Et à leur manière. Sois en remercié ! Toutefois, tu m'intrigues. Tu es un Arraché et tu parles comme seuls les Seigneurs de ce monde peuvent se permettre de le faire. Un Vasto Lorde d'origine qui a arraché son masque. Tu ne renies pour autant pas ceux qui ont marchés à tes côtés des siècles durant. D'une sœur à un frère, tu as gagné le droit de connaître mon nom. Parmi les nôtres, je suis connu sous le nom de Riful. Quel est le tien, Vasto Lorde.

- Si nécessaire, je prêterais ma force à cette cause. Mais je ne deviendrais pas un Arraché !

Quelle surprise ! Et réjouissante, par ailleurs. Moi qui craignais de devoir endurer les palabres onanistes d’une créature convaincue de sa supériorité, la noble fleur se révéla être moins présomptueuse que prévu. Oh, il serait bien naïf de ma part de la supposer modeste (je ne l’étais pas moi-même), mais au moins eut-elle la courtoisie de m’épargner ses théories sur pourquoi elle valait mieux que tous les autres. Plus appréciable encore, elle m’écouta.
Miracle parmi les miracles, la Dame du Vide prêta l’oreille à mes propos. Après la désastreuse conversation avec Alecto, j’en étais venu à supposer que ce schéma se reproduirait sans cesse. Lui était mort, tué par sa sottise. Peut-être que celle-ci se révélerait plus maline.
Quand elle évoqua sa volonté de partager l’information, j’en fus transporté d’aise. D’autres Seigneurs du Creux pourraient se soucier de telles informations, et rejoindre Las Noches après en avoir compris l’urgence. Je souris, merveilleusement ravi de la direction prise par la conversation. Qu’elle aspira à décapiter notre nouvelle Huitième Epée n’entama en rien mon humeur. Je lui offrirai volontiers une centaine de Ricardo si cela pouvait servir.

Elle parla quelques instants supplémentaires, et je ne l’interrompis. En plus de sa volonté d’aider, l’Hollow mentionna mon refus d’oublier ceux qui, au cours des siècles, avaient marché à mes cotés, comme de vieux amis. Mes yeux pétillèrent, toutefois je n’eus le cœur à briser sa douce espérance. Ceux-là, j’en avais dévoré la plupart, car ma nature me le dictait. Puisque leur essence coulait à travers mes veines, et que leur sacrifice (non-volontaire) m’avait permis d’être ce que je suis à présent, comment aurais-je pu les oublier ?
Enfin, la Dame du Vide se présenta par son nom : Riful. Je fis jouer les sons sur mes lèvres, les prononçant tout bas, à moi-même, pour mieux m’en souvenir. Le nom d’une « sœur ». Elle acheva son discours sur son refus de se séparer de son masque. Ses efforts pour protéger notre monde étaient louables, sa frigidité pour évoluer l’était nettement moins.

« J’ai eu bien des noms. L’actuel est Tibors Tiesce, dis-je tranquillement. Je suis heureux d’avoir trouvé en cette sœur une intelligence capable de raison.
Mais j’ai une question qui me taraude, à dire vrai. Mon ton se voulut apaisant, calme, sans jugement ; un terrain glissant que je devais emprunter, mais dont je connaissais les dangers. Vous semblez considérer les Arrachés comme une sorte d’aberration reniant ce qu’ils furent autrefois. Or, je vois dans ceci, une nouvelle étape à notre évolution. Nous sommes des êtres de changement, bien plus que toutes les autres races. Pourquoi le refuser ? »

Je sortis le stylo de ma veste, le tendis devant mon visage, pour qu’elle put le voir précisément.
« Voici mon âme. Une babiole pour l’heure, mais elle n’en n’est pas moins aussi entière que la vôtre une fois libérée. Souhaitez-vous la voir pour être juge, chère sœur ? »

- Des êtres de changement, c'est sûr. Mais sous cette forme, tu n'es pas tout à fait un Menos Grande. Tu es un hybride. L'évolution est une chose. Mais tu ressembles plus à un de ces Shinigamis qu'à un des nôtres. Même nous, Vasto Lorde qui possèdons un corps presque humain, ne pouvons être comparé à eux. Pourtant toi...

- Montre-moi donc ton âme véritable, Tibors. Que je sache à quoi tu ressemblais avant de prendre cette apparence indigne de nous.

- Et simple curiosité... Quelle forme préfères-tu ? Contenir son pouvoir dans cette enveloppe ne doit pas être agréable.

Un léger rire accueillit les dires de Riful. Cette dernière devait être vieille, certainement puissante, et sage, mais elle avait en elle un soupçon de naïveté m’évoquant quelque enfant humain à l’aube de son existence, où tout éveille sa curiosité, suscite le rejet ou l’adhésion, sans nuance possible. Elle en devenait presque touchante, à condition d’oublier qui elle était, et ces innombrables tentacules acérés grouillant autour de son torse.
Je lui souris de toutes mes dents, que j’avais acérées et clairement inhumaines, reste de mon ancien masque. Il me fallait éviter de me placer dans une position de mépris, elle s’en serait violemment formalisée, et la traiter en égale, mais encore endormie sous des couches de craintes héritées de l’habitude.
Le stylo disparut dans ma main, qui elle-même regagna les poches de la veste ; un metteur en scène devait savoir ménager ses effets, pour créer l’envie. J’écartai les bras et libérai mon reiatsu, sans agressivité néanmoins, mais suffisamment pour qu’elle put le percevoir dans son entier, et discerner son essence.

« Allons, allons, je l’ai déjà dit, nous sommes des êtres de changement. Qu’importe l’apparence ? Qu’importe le corps ? Je le décline, je le refaçonne, mais ma nature reste identique. Ne le sentez vous pas dans mon énergie vibrante ? J’éclatai d’un rire franc, comme si elle et moi partagions une plaisanterie commune. Elle est Hollow. Indéniablement, incontestablement, invariablement Hollow, et cela ne changera jamais. »

Je portai les doigts jusqu’à mon visage ; j’effleurai le contour de la mâchoire, les rebords du nez, le rehaussement des pommettes, la délicate fermeté des lèvres.

« Un masque, certes magnifique, mais un masque tout de même qu’il m’est possible d’ôter à tout instant. Pouvez-vous en dire autant, chère sœur ? »

Le stylo rejaillit de sa cachette, sorti de nulle part ; avec dextérité, je jouais avec lui, le laissant glisser entre mes phalanges, tournoyer, pour le stabiliser de nouveau fermement.

« J’ai toujours eu deux bras, deux jambes, une tête. Passer d’un corps à l’autre ne m’est pas trop pénible. Et chacun possède ses qualités. Mais je ne vais vous faire languir plus longtemps, cela serait inconvenant. »

D’un air malicieux, je susurrai le nom de ma libération. L’objet se gondola en de noires vapeurs qui grimpèrent le long de mes bras, puis de mon corps tout entier. Ma peau en fut dévorée, mes traits rongés jusqu’à disparaître, ma carrure amaigri par les incessantes fumeroles, et bientôt la chair se confondit avec la fumée. Ainsi drapé de ma majesté de seigneur, je m’approchai sans crainte de la Dame du vide. Je tendis une main aux doigts indistincts vers la sienne, l’invitant à s’en saisir.

« Ce qui nous sépare n’est qu’une phrase et un bout d’os, chère Riful. Rien de plus. »

- Ce qui est déjà beaucoup à mes yeux, Tibors. Cette apparence est véritablement parfaite. Brider ses talents pour ressembler à un Shinigami est un gâchis.

- Un monde entier nous sépare, en vérité. Mais pour aujourd'hui, je passerais outre nos différences pour ne profiter que de la proximité d'un frère. Une occasion bien trop unique pour moi ces derniers temps. Sont-ils nombreux parmi les Arrancars ?

« Je préfère encore être rapproché des humains que des Shinigamis, répliquai-je en lâchant un rire rocailleux. Les mortels sont sans cesse mouvants, quand les Dieux de la mort sont inertes, figés. »

J’accueillis la main délicate de ma vis-à-vis avec une douceur charmante, héritée de l’éducation raffinée que je m’étais forgé au gré des différentes sociétés humaines. D’un baiser évanescent, je frôlai le dos de sa menotte en guise de respect. Riful se pensait unique - et elle l’était en un sens après tout, elle était de ma race - pour autant, elle possédait les mêmes attentes, les mêmes exigences, les mêmes aspirations que n’importe quelle reine. Un cœur orgueilleux qu’il fallait flatter pour en cueillir tous les secrets.

« Mais je vous suis gré de votre compliment, très chère. Vous êtes également resplendissante. »

Dans le genre fleur carnivore aux racines mortelles, pensai-je. Dont les convictions, aussi longues et rigides que l’était son écorce, ne semblaient vouloir céder. Bah, quelle importance ? De nous deux, j’étais le seul à avoir expérimenté les deux aspects, Hollow et Arrancar. La pauvrette ne manipulait que du vent. Aussi ne me fâchai-je pas lorsqu’elle asséna une nouvelle fois nos supposées différences. Au moins passait-elle outre, et cela suffit à rendre sa compagnie de nouveau plaisante.

« Actuellement, il y’en a quatre autres au sein des Epées du Roi, dis-je tranquillement.

Je préférai lui tenir cacher qu’il n’y en avait en vérité que trois, et que le quatrième était un Shinigami hybride. Découvrir la nature de celui-ci ne m’avait pas du tout enthousiasmé, ce malgré ma curiosité naturelle. Si moi-même je me retrouvais dans l’embarras, qu’en dirait Riful ? Son âme de vieille chose immortelle cesserait probablement d’exister, si elle venait à apprendre que telle aberration existait.

« Mais pour dire vrai, vous allez vous sentir parfaitement déçue de nos frères et sœurs, comme je le suis. Il semblerait que notre rang n’accorde pas systématiquement le talent.
J’ai vu passer nombre des nôtres, à folle allure, et disparaître tout aussi vite, dans le plus parfait anonymat. Je suis le plus ancien de l’actuelle Espada, et escompte bien survivre à tous les autres, et ceux d’après, et les autres ensuite, et au Roi lui-même. »

Mes mains ténébreuses s’unirent en un signe de prière dont la ferveur alla vers Riful, preuve d’une espèce de confession :

« Voyez, finalement, rien ne change. Je suis mon seul souci. »

- Quatre...

- Je suis déjà déçue. Aucun d'eux ne semble mériter le rang qui est le leur.

- L'ambition de survivre aux autres est une chose que je partage également. Pour cela, je suis prête à tout. Ou presque... Je dois dire que tu me surprends, Tibors. Tu es de la race des vainqueurs. Et pourtant tu sers un autre que toi. Cette citadelle dont on m'a parlé, est-elle si resplendissante que cela ?

Nous arrivions alors au cœur de notre incompréhension mutuelle. Il y eut tout d’abord cette phrase au sens ambivalent, qui pouvait signifier tout ou son parfait contraire. Au moment où Riful la lâcha d’un ton d’où sourdait une orageuse colère, j’y répondis par ce qui s’apparenta le plus à un froncement de sourcils, bien que mon expression s’en retrouva fondamentalement inchangée pour la bonne raison que ma substance si particulière m’ôtait tout visage. Doutant de ce qu’elle avait pu vouloir me signifier, je ne trouvai rien d’autre à répondre qu’un silence.
Toutefois, la Dame du Yermo se retrouva rapidement des humeurs plus avenantes, si bien qu’elle poussa un peu plus loin sa curiosité vis-à-vis de mes engagements, et de Las Noches même.

« Vous vous trompez, chère sœur, déclarai-je doucement. Je ne sers pas quelqu’un, je sers une cause.

Je laissai ces mots sibyllins en suspens. Mon regard embrassa les dunes autour de nous, le désert, sa poussière, cette nuit morte, cette lune stagnante dans l’océan noir du ciel, sans jamais s’élever ni s’éteindre.

- Je suis vieux. Et je suis las. De tout ceci, je lui désignai le paysage désolé. Nous sommes des Seigneurs, oui, mais de quoi ? De la poussière ? Des petites créatures futiles, comme celle-ci qui vous accompagne ? J’ai pendant des siècles mené cette vie simple et grisante qui est vôtre. J’ai erré, j’ai régné, longtemps. Mais au bout, quoi ? Rien, toujours ce même sentiment de vide, de vacuité. Que nous sommes condamnés à demeurer pour mener une vie aussi morne que l’est ce monde.

La brume noire qui m’auréolait se gondola en une vague de noirceur vivant. Mon corps perdit sa texture évanescente en-même temps que la fumée se condensa en une tige que je serrai dans ma main. Je réapparus dans ma forme humaine, mais changé sans doute. L’œil terne, où se mêlait un ennui et une vague tristesse.

- Je suis las du Creux. Je sers un Roi, oui, mais pas Grimmjow. L’individu m’importe moins que le symbole qu’il représente. Savez-vous ce qui fait de ce palais une merveille ? C’est qu’il a été construit. Construire, c’est un mot qui jusqu’alors ne s’était jamais accompli en ces lieux où tout disparaît. Je veux que notre race puisse construire autre chose que des châteaux de sable, comme nous autres Seigneurs le faisons depuis des millénaires, vainement.

Je la regardai dans les yeux et n’y lut rien. Son masque faussait toute lecture, et renvoyait à la gueule de l’univers qu’une indifférence de marbre.

- Je ne m’attends pas à ce que vous comprenez. J’ai été comme vous, à réduire le monde à la colline sur lequel je régnais quelques temps, puis à faire de même pour le rocher qui venait ensuite, ou le pan de forêt isolé plus tard. À faire mien ce que je voulais obtenir, à oublier ce qu’il y avait eu avant, et à ne pas me soucier de ce qui suivrait.
Cela ne me satisfait plus, Riful. Je ne me suis pas accordé l’immortalité pour la dévouer à du rien.

Le stylo rejoignit mon veston.

- Je vous ai tout dit, vous savez, à présent. »

- Il semble que je ne sois pas la seule à me tromper. Tu te surestimes, Tibors. Tu n'as jamais été comme moi et ne le seras sans doute jamais. Tu ne sais visiblement que peu de chose sur ce monde qui est le tien. Mais il est vrai que je ne sais aussi que peu de choses de cette nouvelle époque. Tu n'es pas le seul à avoir tenté de m'ouvrir les yeux sur cette ère qui se dresse devant moi et je ne suis pas stupide au point de me fermer et de camper sur mes positions. Je te propose donc une chose, Frère !

- Je vais garder en tête tes paroles et je vais voir si tu dis vrai. Si ce que tu souhaites pour ce monde est réalisable. J'espère pour toi que ce ne sont pas des mots aussi creux que ce monde peut l'être à tes yeux. Change ce territoire. Et si tu y parviens, je reverrais ma position. Cela te convient-il, Seigneur Tiesce ?

- Mais je te déconseille d'échouer... Car si je juge que les Arrancars ne sont en réalité qu'un danger de plus pour le Hueco Mundo, j'agirais et conduirais moi-même une attaque sur ceux de ta race. Grimmjow m'est inaccessible. Mais pas les autres. Je ne suis pas la seule Vasto Lorde de l'autre côté de la frontière. Si nous nous réunissons, vous tomberez.

Je lâchai un petit rire amusé, mais pas moqueur, lorsqu’elle se tourna en une créature humanoïde à la beauté bizarre, et bien moins effroyable que sous sa forme tentaculesque. Son corps sculpté se pliait sous l’effet d’une force cachée mais dont les vibrations étaient clairement perceptibles. Ses muscles se nouaient autour d’une tension maîtrisée, ses formes généreuses offraient à la vue des promesses inavouables, au-dessus desquelles il y avait ce masque de marbre, de beauté froide et de monstruosité assumée. Vraiment, cette Riful était délicieuse dans toute cette arrogance qui nous caractérisait, quel que fut notre âge, et le nombre d’années depuis lesquelles nous comptions les grains de poussière. De notre fougueuse jeunesse à notre décrépitude des derniers jours, nous étions unis par cette volonté d’être uniques. Volonté qui nous revenait naturellement de droit après l’avoir arrachée sur le charnier de nos semblables dévorés.
Sachant cela, je ne m’offusquai pas de cette énième familiarité que proféra cette sœur, nous étions ainsi faits. J’accordai en revanche bien plus d’attention à sa proposition, toujours troublée de dédain, mais qui paraissait avoir tous les airs d’une bénédiction.

« Parfaitement, Dame Riful. Il changera, bien sûr. Moi et vous savons que rien n’arrête un Seigneur quand il désire prendre quelque chose. Il changera car je le veux, et j’ai les moyens pour cette aspiration.

Les menaces qui suivirent furent bien moins à mon goût. Je doutais qu’elle pût réunir sous sa bannière d’autres Seigneurs, mais pourquoi pas, après tout ? Une attaque massive contre Las Noches serait probablement plus préjudiciable à eux qu’à nous, toutefois, l’idée d’un tel carnage des deux cotés m’apparut insupportable. Je soupirai avant de me lancer dans ma dernière tentative pour arrondir les angles :

« Chère, chère, chère Riful. Encore une fois, vous partez du supposé insensé que nous appartenons à deux races distinctes. Si je m’étais présenté à vous sous ma véritable forme, vous m’auriez reconnu comme un de vos pairs, certes excentrique ainsi vêtu, mais tout de même. J’en tiens pour preuve une ancienne lame du Roi qui s’abandonne à sa forme originelle en permanence, que rien ne distingue de ceux qu’elle dévore.
Vos avertissements sont donc vains : je n’ai pas oublié mes frères et mes sœurs, dois-je vous rappeler le motif de ma visite ? S’il m’importait peu votre sort, croyez-vous que je serais venu pour vous avertir du danger qui plane sur ce monde ?
Songez-y.

Je retroussai ma manche pour regarder l’heure à ma montre cassée. D’une légère révérence, je m’écartai :

- Il est tard, à présent. Je vous ai transmis mon message, partagez-le comme promis. Nous nous reverrons peut-être. Ce fut un plaisir, ma charmante fleur royale. Adieu, et que votre nuit soit douce. »

Sur ces mots, je fis volte face et partis d’un pas tranquille à la recherche de Stoke, dont le nez allait en prendre pour son grade de s'être ainsi enfoui trop promptement dans le sable.