Depuis quand n’avait-elle levé le nez de ses dossiers ? Asuna ne parvint à donner un chiffre exact. Des heures, des jours ? Des semaines, peut-être. Elle secoua la tête, usée tant physiquement que mentalement, se demandant une nouvelle fois d’où pouvait provenir une telle charge de travail, et si Isane Kotetsu avait ployé sous le même fardeau. Forte de sa méfiance naturelle, Asuna se persuadait que cela n’avait été le cas. À ses yeux, il était évident qu’on lui faisait payer la mort violente de la précédente capitaine : ce « on » malfaisant se trouvait en chacun des membres de la Quatrième Division, et tous voulaient la voir chuter. Trop lâches pour l’affronter de visu, ils l’harassaient de demandes insignifiantes pour l’épuiser. Il fallait malheureusement admettre que cela fonctionnait. Toutefois, Asuna s’était promis à ne lâcher jamais prise, exploit que la jeune femme se savait capable, dotée d’une pugnacité effroyable quand elle s’en donnait la peine.

On frappa. Asuna cligna idiotement sans réagir. Elle devait être particulièrement épuisée pour ne pas avoir perçu la présence derrière la porte alors qu’elle se faisait habituellement un devoir de surveiller porte et fenêtres dans la crainte d’une attaque surprise. La jeune femme ne s’était jamais sentie aussi exposée que depuis qu’elle portait l’Haori ; toujours sur ses gardes, elle voyait dans chaque parole et chaque acte une agression potentielle. Son corps se raidit sous la tension car il pressentait sa propre faiblesse en l’instant. Asuna referma le dossier pour le poser sur la pile démesurée jonchant le coin du bureau. D’un coup d’œil, elle confirma la présence de son sabre posé non loin. Légèrement plus rassurée, elle s’adossa dans son siège sans pour autant abaisser son degré de vigilance :

« Entrez, dit-elle. »

Sa voix était ferme, ce qui lui fit plaisir. À la lumière de ses observations, elle avait constaté qu’un ordre exprimé avec le tranchant de l’acier possédait plus de portée qu’avec toute autre intonation. On entra, comme Asuna l’avait exigé. L'apparence débraillée de l'individu la surprit mais elle ne s’en formalisa pas. Il se présenta comme un homme de la Seconde division, ce qui permit à la jeune femme de déduire immédiatement les raisons de sa présence :

« Vous spécifiquement, non, répondit Asuna sans hausser le ton. Mais j’ai demandé un membre de la Deuxième, oui. »

Sans quitter du regard son interlocuteur, elle plongea sa main dans un de ses tiroirs pour en ressortir trois dossiers. Elle les ouvrit tour à tour et les feuilleta rapidement. La Capitaine n’avait pas voulu rompre cette alliance avec la Seconde division, bien que cela l’aurait allégée de quelques heures de travail, simplement car le moment paraissait inopportun. Défaire trop rapidement ce qu’avait construit Isane demeurait le meilleur moyen de s’aliéner plus sûrement ses subordonnés :

« J’ai ces documents. En les consultant, j’ai noté la présence de symptômes similaires dans chacun d’entre eux. Croûtes purulentes sous les aisselles, douleur à l’aine, et rougeurs sous les yeux. Je crains qu’il y ait un début d’épidémie au sein de votre Division. Vous êtes prié d’en informer au plus vite votre Capitaine, acheva-t-elle en tendant les dits-documents. »

L’homme semblait curieux, réaction logique étant donné qu’Asuna venait de l’informer qu’il côtoyait des malades potentiellement contagieux. Détail autrement plus intéressant, la jeune femme nota dans le ton employé une espèce de précipitation sous entendant le désir manifeste d’être utile. Elle aurait bien aimé que ses propres subordonnés aient cette même volonté à la satisfaire, contraints et forcés comme ils l’étaient à lui obéir. Toutefois, la Capitaine ne se faisait guère d’espoir à ce sujet. Pour ce qu’elle en savait, les hommes et les femmes de la Deuxième avaient davantage de points communs avec une arme mortelle qu’à un individu doté de choix, de morale, contrairement à ceux de la Quatrième qui se payaient le luxe d’avoir une opinion sur des sujets qui les dépassaient très largement. D’un coté, des lames de l’ombre obéissantes, de l’autre, des poules bavardes. Si Asuna n’avait eu un tel attachement pour cette Division, qu’elle considérait pour son foyer, c’est le Capitaine de la Seconde qu’elle aurait défié. La gradée laissa flotter son esprit quelques instants pour se demander ce que l’homme pensait, lui, de la façon dont elle avait obtenu l’Haori, et s’il partageait l’opinion hypocrite de la majorité. Elle estima que non, sans preuve aucune pour justifier son opinion.

« Vous pouvez vous asseoir, dit-elle poliment mais froidement en désignant évasivement l’un des fauteuils. »

Asuna ne souhait pas qu’il s’en allât si rapidement. Ce Serpiente lui offrait une récréation, entre deux dossiers inintéressants, et elle comptait bien profiter de ce temps-ci pour s’aérer les idées. Elle parla sans détour, sans ton :

« Ces hommes-ci recevront bientôt leur traitement. Toutefois, je suspecte une contamination vénérienne au regard des différents symptômes. Il est donc important qu’ils ne soient plus habilités à pratiquer des relations coïtales avec d’autres individus sains. J’ignore si la source de l’infection est commune à tous trois, un bordel du Rugonkaï probablement, ou si on doit en déduire des rapports de groupe. Est-ce habituel à la Seconde Division ? »

Une simple question de routine dont la réponse ne l’intéressait que peu. Sans attendre de retour, la Capitaine se leva afin d’aller récupérer un dossier, dans un meuble du fond. Elle revint s’asseoir en le feuilletant, et dévoila outrancièrement le nom du patient.

« Il n’est nulle part fait mention de la perte de votre œil. N’avez-vous jamais songé à un implant ou une greffe ? Nous avons d’excellents chirurgiens, je pourrais faire passer votre cas comme prioritaire si vous le souhaitez. »

Asuna leva le nez de derrière les feuillets afin de mesurer la réaction de l’homme. Ses deux prunelles pâles se fixèrent dans celle unique du Serpent pour ne plus s’en détacher.

Asuna nota, au fur et à mesure de l’entretien, que l’homme n’était pas à son aise. Avec l’acuité qu’elle avait héritée de ses propres décennies de dissimulation, la Capitaine voyait clairement dans les attitudes corporelles du Serpent le jeu d’esquives, de prudence, et de suspicion caractéristique de ceux qui n’avaient foi en personne. Il était comme elle, convaincu d’être pris pour cible potentielle à n’importe quel instant du jour et de la nuit. D’une porte, d’une fenêtre, d’un mur ou du sol aussi, un ennemi pouvait surgir et attaquer.
La jeune femme se demanda si, comme elle-même le faisait, Serpiente s’entourait de défenses en tout genre quand venait le temps d’abaisser sa vigilance. Preuve plus que parlante, en ce qui la concernait, du total désaveu sur la confiance entretenue vis-à-vis de ses subordonnés. Puisqu’elle se reconnaissait en l’homme, Asuna ne fit aucun commentaire sur sa méfiance et ne le prit non plus comme affront. Elle aurait agi à l’identique si les rôles avaient été inversés :

« Je vois, dit-elle, c’est décevant. »

Elle désigna par là l’ensemble des réponses qu’il avait pu apporter. Concernant sa première question, elle trouvait curieux le total désintérêt de l’homme pour la sexualité de ceux qui l’entouraient. Si la jeune femme avait été membre de la Seconde Division, que sa mission consistait à tout savoir, c’est justement l’un des premiers aspects auxquels elle se serait intéressée en priorité. « Dis-moi qui tu baises, je te dirai qui tu es » se révélait à ses yeux dicton porteur d’une sagesse, certes triviale, mais des plus édifiantes.
Par ailleurs, elle s’étonna très sincèrement du propos qu’il tint sur sa cicatrice. Serpiente perdit dès lors tout intérêt aux yeux de la Capitaine qui vit en lui, lasse, un de ces sentimentalistes butés et déraisonnables.

« Je crains que nous ne soyons confrontés à une divergence d’opinion, Quatrième siège Serpiente. Le ton d’Asuna ne fut nullement chaleureux, pas plus que son regard figé. La logique veut qu’un vaille moins que deux. Votre blessure vous rend moins fonctionnel, c’est un fait, malgré les moyens que vous avez pu mettre en place pour y pallier. »

La Capitaine referma soudainement le dossier, qu’elle posa sur la pile, celle-là même qui concernait les affaires urgentes portées à son attention. Elle reprit, cordiale, glaciale :

« Votre devoir est d’être fonctionnel. Le mien, de vous le permettre en garantissant votre intégrité physique. Nous avons les moyens de vous rendre votre œil, vous refusez. Je souhaite obtenir des raisons plus précises. Sans quoi, je devrais demander à votre Capitaine l’autorisation de vous faire passer cette opération, avec ou sans votre consentement. »

La tête d’Asuna s’inclina de quelques degrés sur la droite, dans cette attitude vaguement féline qu’elle prenait lorsque la curiosité la gorgeait. Ses paupières s’abaissèrent légèrement pour dissimuler de moitié les prunelles d’azur, pourtant vivaces, brûlantes de savoir.

Le regard qu’Asuna eut pour réponse aux dires du Quatrième siège fut particulièrement éloquent. Légèrement vaporeux dans sa fixité, il traduisit au mieux, et parce qu’elle le voulut bien, toute la surprise et la consternation que lui inspiraient de pareils propos :

« C’est tout ? Ce sont vos arguments ?, murmura la Capitaine, plus à elle-même qu’à son interlocuteur, tentant de trouver la moindre consistance logique dans le plaidoyer de l’homme.

La jeune femme comprenait, de loin, les dires du Serpent, mais elle ne comptait pas pour autant y adhérer. Car derrière le discours de Serpiente, elle percevait une paresse tremblotante, une peur du changement. En toute honnêteté, Asuna savait être une des plus coupables d’inertie : après tout, elle était restée dans les ombres pendant des années avec pour seule raison un manque volonté flagrant à s’engager plus. Toutefois, les dernières évènements en date, notamment son entrée explosive parmi les plus hauts gradés du Seireitei, prouvaient qu’elle avait décidé de changer. La mollesse du Quatrième siège, en soi, elle aurait été bien hypocrite de le lui reprocher. Ce pourquoi elle ne le fit pas. En revanche, l’avoir vu entrer avec son œil en moins, ses attitudes raides, son flegme lassé, avait suffi à éveiller la curiosité de la Capitaine. Suffisamment pour qu’elle n’ait nullement envie de le lâcher, à la façon d’un molosse déchiquetant un steak, et qui ne souciait absolument pas des droits de contestation du dit-steak.

- Vous êtes un soldat. Votre existence toute entière est consacrée à l’apprentissage.

Sa voix était cassante, toujours cordiale. De l’extérieur, Asuna se présentait aussi monolithique qu’un glacier, tout en autorité aride, débarrassée de la moindre parcelle de chaleur. Intérieurement, elle jubilait : ce rôle de femme polaire l’amusait beaucoup.

- Je vais donner de l’eau à votre moulin. Le Capitaine Commandant Genryūsai Shigekuni a refusé qu’on lui restaure son bras par pure fierté. Capitaine Commandant ou non, cette décision a été stupide. Vous ne pouvez pas justifier votre refus par des idioties du passé. La jeune femme chassa l’air devant elle, tout comme les arguments dérisoires du gradé. Le Capitaine Kaname a fini Capitaine, oui. La question est de savoir ce qu’il aurait pu devenir de mieux s’il n’avait été un homme incomplet. Tout comme vous.

La jeune femme se targuait d’un pragmatisme à toute épreuve. À niveau égal, un manchot valait moins qu’un combattant en pleine possession de ses moyens, comme un aveugle s’inclinait face à un voyant. Elle n’accordait aucun crédit à cette espèce de mentalité niaiseuse qui prétendait qu’un handicap pouvait devenir un atout. On pouvait pallier à la blessure pour tenter de demeurer à un niveau acceptable, en revanche, on ne pouvait aspirer à égaler son ancien potentiel. Un corps abîmé restait un corps abîmé, quelque soit l’acharnement farouche du blessé pour nier le contraire.

- Vous pouvez toutefois disposer, Quatrième siège Serpiente, dit-elle poliment. N’oubliez pas mon message à votre Capitaine, et les papiers. Nous nous reverrons. »

Sur ces mots, Asuna se saisit du dossier sur le haut de sa pile, entreprit de le feuilleter négligemment, et ne prêta plus la moindre attention à l’homme. Entre ses doigts filaient les lignes d’encre qui, toutes, faisaient référence à un certain Serpiente sur lequel, à présent, se focaliserait l'entière attention de la Capitaine.