Il aurait été criminel de ne pas profiter de la vue qui planait sur la baie de Tokyo depuis quelques jours. Quelques jours de temps parfait, avec couchers de soleil sur l'eau et tout ce à quoi on pouvait rêver. En ce moment, les environs étaient devenus un réel aimant pour les couples en tous genres. Les petits clichés de la promenade romantique au bord de l'eau. Comme quoi, il en fallait peu pour contenter la majorité. Mais c'était bien comme ça.

De son côté, Calum n'appréciait pas la vue pour les mêmes raisons. À savoir, sûr, il savait apprécier un joli coucher de soleil, avec la palette complète de couleurs, comme si quelqu'un avait jeté toutes les nuances d'oranger connues par l'homme sur une toile. La chaleur de la scène avait de quoi embellir une fin de journée. Mais surtout, l'irlandais appréciait le coin pour ses restaurants, dont celui qu'il fréquentait ce soir. Les amourettes marines, c'était bien beau, mais rien ne battait la fraicheur des plats de la mer dans un restaurant à deux pas du port de Tokyo. Ce détail, Calum avait fini par l'apprendre, après s'être contenté si longtemps des piètres vendeurs de sushis à tous les coins de rues. Ces marchands-là ne valaient pas la peine d'être tous passés au peigne fin, juste pour trouver un ou deux d'entre eux qui soient assez exceptionnels pour justifier de retourner les voir.

Non, puis il avait bien mérité un peu de repos, quoi. Après les évènements récents, eh, s'il avait pas droit à un bon plat préparé, il en aurait bien fait un scandale. Deux vies, toutes les deux emplies d'un bordel pas croyable. D'un côté, il combattait des créatures maléfiques mangeuses d'âmes et des samourais spirituels. Et de l'autre, il gérait comme il le pouvait les affaires de sa multinationale. Alors question gestion de l'emploi du temps, il méritait limite le prix Nobel pour le coup, hein.

« Garçon. »

De lever la main jusqu'à ce que l'interpellé ne rapplique en vitesse. Service impeccable, y avait pas à dire. L'endroit volait pas ses lauriers. Demander posément à faire remplir la coupe vide qui trônait au milieu de la table. Ce qui lui fut accordé dans le temps de le dire. Même qu'il les invita à laisser la bouteille. Il était d'assez bonne humeur ce soir. Et pourtant... Dieu seul savait qu'il aurait aussi bien pu être en pleine dépression.

Y avait de quoi, après tout. Avec les escarmouches perpétuelles contre les hollows, les rencontres plus ou moins fréquentes avec les shinigamis, et tout le bordel qui tournait autour du truc, il avait le matériel pour faire une overdose. Il suffisait de regarder le résultat de la dernière rencontre qu'il avait eue avec des shinigamis. Plein centre-ville à l'heure de pointe, des monstres contre-nature qui viennent faire un pique-nique improvisé sur la population. Tu parles d'une bonne idée. De mémoire, les morts de ''leur côté'' à eux avaient été inexistantes. Sasha avait été salement amochée, mais elle était solide, la fille. Quand à lui... l'irlandais fit jouer les doigts de sa main droite, en souvenir de la principale blessure qu'il avait subite ce jour-là. Même pas aux mains des créatures. Aux mains de celle qu'il avait voulu protéger.

C'était pas comme si cet incident avait diminué d'une quelconque manière sa conviction envers le fait de vouloir apporter toute son aide et son support à Muda. Bien au contraire. Ça avait juste... fait putainement mal. Comme quoi élever des gosses, c'était déjà un métier à risque, mais élever des gosses du calibre de Muda, c'était définitivement pas pour n'importe qui.

« J'imagine qu'une vie simple m'irait pas vraiment, de toutes façons... »

Et de porter la coupe à ses lèvres, en admirant l'horizon visible depuis la fenêtre qui lui faisait face.

Il ignorait de quoi serait fait le futur. Il aurait beau se triturer la tête, tenter de prévoir, prendre toutes les précautions qu'il voudrait, y aurait toujours un bordel à gérer à l'improviste. Sa chance fonctionnait comme ça. Il s'en sortait le plus souvent indemne. Mais il avait depuis longtemps perdu le droit de vote sur les évènements qui constituaient son quotidien.

Bah. Qu'à cela ne tienne, il déciderait au moins de terminer son assiette en bonne et due forme.

La sonate des couverts et les bruissements des conversations formaient une mélopée aussi confuse qu’étrange à certaines oreilles. On parlait, on s’amusait, on s’aimait, et entre deux bouchées de nourriture, on se dispensait en discours détendus et aimables ; autant de compositions qui peignaient la toile d’un lieu de rencontres et d’échanges où il y faisait bon vivre, car débarrassé des soucis jetés au loin, et qui ne se dédiait qu’à l’idée du plaisir, tant social que gustatif. Un endroit vivant, et qui à défaut d’être paisible, n’en demeurait pas moins agréable. Or, pour une conscience en particulier, toutes ces mondanités, tout ce spectacle d’interactions revêtait une invraisemblance inexplicable.
La Mère embrassa du regard ce petit monde pour s’en délecter, avant d’y plonger, tout comme dans la joie. Elle s’approchait des tables en silence, et regardait avec une espèce de fascination macabre les mortels dévorer furieusement la chair de leurs repas, puis elle se penchait pour mieux les écouter, et les soucis qu’elle parvenait à saisir dans leurs propos lui étaient totalement étrangers. Ces gens parlaient de sujets incompréhensibles, tellement minuscules, si bien que la déesse se demandait par quelle magie ils s’y vouaient. Leurs existences se résumaient à une déréliction permanente contre laquelle ces pauvres hères luttaient, en s’occupant autant qu’ils le pouvaient, pour mieux oublier leur propre finitude, et ainsi espérer parodier une vie vraie et complète.

« C’est dans le trépas que vous grandirez, chers enfants, déclara la Reine rouge en caressant la joue d’une jeune femme. »

Et pendant que celle-ci se raidissait en réaction à ce contact aussi éphémère que glacial, Asuna s’éloigna pour s’avancer vers le seul individu digne de son intérêt. La sombre matriarche évoluait parmi la plèbe avec aisance, et ni son habit sali par son précédent combat, ni son teint encore plus pâle qu’à l’habitude, n’entachèrent sa grâce surnaturelle. Son attention se braquait vers l’homme assis en retrait face à une vaste baie donnant sur l’extérieur, et en le dévisageant, la souveraine le reconnut. La Mère se souvint l’avoir vu combattre le dieu mort au sein de sa dimension malade ; l’humain ne l’avait guère impressionnée, tant par son allure que sa pugnacité, mais s’il avait survécu, au moins s’élevait-il légèrement au-dessus du lot commun.
Les pieds nus de la Commandante glissaient sur le sol, sa silhouette inquiétante se profila dans le champ de vision du mortel un peu plus à chaque pas, et pourtant, elle lui demeurait invisible. Bien qu’Asuna n’étouffait son énergie spirituelle, cette dernière planait dans le restaurant telle une menace diffuse, son corps translucide s’amusait pourtant à se défausser à la vue. Spectre transparent et insaisissable, elle arriva sous cet état à la hauteur de sa proie, mais plutôt que de l’abattre sans sommation, la Mère s’installa sur le siège inoccupé face à lui avant de faire tomber le sort d’invisibilité, et se révéler enfin. Coudes placés sur la table, mains croisées et tête appuyée sur celles-ci, sa crinière cendreuse lui tombant sur les épaules et cerclant son visage aussi pur d’affects que de rage pourtant hurlante, l’inhumaine scruta de ses yeux rubescents et mornes celui qu’elle avait choisi pour compagnon de soirée.
Pendant de longs instants, la belle morte le fixa sans dire mot ; elle s’abandonnait à l’analyse minutieuse, presque inquisitrice, des traits de son vis-à-vis, et s’acharnant à suivre les courbes anguleuses de ce portrait, elle put en assimiler toute l’essence pour ne l’oublier jamais.
Une douceur singulière saisit les lèvres pourpres de la Mère, et les tourna en apôtres d’amour dont les vœux n’appelaient que les baisers.

« Que voici une belle nuit et qui s’approche. Bonsoir, cher. Ne vous dérangez pas pour moi ; mangez, respirez, que je puisse mieux vous voir. Puis nous parlerons. Et ensuite, peut-être, l’ivresse. »

Son index caressa avec volupté le verre lisse et dur d’une bouteille de vin, et son regard se fit d’ardeur, et ses dents dévoilées par un sourire suave plus blanches encore.

Spoiler:

Il aurait du le voir venir.

C'était pas comme s'il avait jamais réellement été capable de bouffer le moindre repas tranquillement, sans que rien de spontané et inattendu ne se produise autour de lui. Ou du moins, pas depuis de nombreux mois. Au début, on a beau trouver que ça met un peu de vie sur le tableau, la chose était vite devenue un peu agaçante sur les bords. La tranquillité était-elle donc à ce point inaccessible pour lui désormais? Sérieusement, il commençait parfois à en avoir ras la gueule, de son souper-spectacle permanent. Une fois c'est une bouteille qui tombe, des fois c'est la serveuse qui vient avec. Ou un plat de fondue qui veut sa mort. Ou un couteau qui vole comme par hasard en passant à un centimètre d'écourter un de ses doigts. Tout pouvait arriver. Absolument tout. Suffisait d'être assez alerte pour voir arriver la connerie du jour. Et une autre rasade de vin allait aider, tiens. Il l'avait décidé.

Et hop la coupe.

...Or, la coupe resta dans les airs quelques secondes de plus. La main qui la tenait, figée et légèrement crispée. Une sueur froide parcourant la tempe de l'irlandais alors qu'un frisson lui parcourait l'échine. Il était une brêle innommable pour ce qui était de ses capacités sensorielles. Mais il était malgré tout capable de percevoir l'aura qui venait de le frôler. Une aura froide. Que disait-il, glaciale. Un peu comme un poignard dans le dos. Il avait soudainement la chair de poule... et il sentait cette maigre émanation maintenant immobile devant lui. Et à travers le fond de la coupe, il put voir d'un oeil stressé une forme apparaître, sortant du vide lui-même. Merde. Merde, merde, merde. Qu'est-ce qu'il se tapait encore, cette fois? Fermant les yeux avec désespoir, Calum laissa doucement descendre la coupe sur la table, ne s'accordant le luxe d'avaler sa gorgée de vin que lorsqu'il eut posé ses yeux sur la silhouette penchée devant lui.

Oh, sa mère la p-

Il ne l'avait reconnu qu'après plusieurs secondes d'examen minutieux. Et c'était normal. Il ne l'avait pas revue depuis ce jour-là. Le jour fatidique. Cet après-midi apocalyptique où une ville entière avait été rasée par la folie des arrogants. Et parmi eux, portant le signe distinctif des commandants d'escouades, se trouvait cette femme à cette époque. Il n'avait jamais connu son nom. Probablement parce que la survie immédiate était restée son principal intérêt à cette époque. Mais il restait qu'il pouvait aujourd'hui savoir qu'il était peut-être à risque de se faire foutre une mandale spirituelle digne de mention en ce moment, avec cette femme face à lui. Même si... elle semblait plutôt aguicheuse, en fait. Enfin, pour une fille morte avec des vêtements tachés de sang. Elle avait presque l'air sorti d'un mauvais conte d'esprit maléfique qui venait hanter un pauvre type, juste pour le rendre complètement fou. Or, la différence ici était qu'il aurait au moins quelques moyens de se défendre si la shinigami décidait d'être agressive.

Mais bon. Quitte à ne pas être sous assaut immédiat, il préférait jouer la carte de la subtilité, pour une fois. L'occasion de le faire était bien assez rare pour qu'il soit appréciable d'en avoir le choix.

« Pas que je sois contre un bon dialogue, loin de là, mais... » Il profita de sa pause pour porter une serviette à ses lèvres. Y a moyen d'être propre quand on parle. « ... j'étais sous l'impression que nous étions dans des... camps opposés. »

Curieusement, à la mention de ce fait, l'irlandais se surprit à imaginer la réaction d'une certaine blonde qu'il connaissait bien si elle devait apprendre qu'il n'avait pas directement renversé la table pour mettre sa race à cette femme. Car autant elle souhaitait avant tout protéger la population par tous les moyens, autant Melody avait passé un bon bout de temps à établir la maxime ''Shinigamis OUT.'' depuis plusieurs mois. Et avec raison, il n'allait certainement pas prendre la peine de vouloir aller contre ce plan. Il avait vu les ravages qui accompagnaient constamment le passage des shinigamis sur terre. À croire qu'ils feraient moins de dégâts si on leur louait du matériel de démolition. Mais bon. Malgré toute cette propagande anti-Gotei a laquelle il avait apposé son nom en toute connaissance de cause, il ne pouvait s'empêcher en fait, d'être... curieux. Après tout, si ennemis qu'ils soient logiquement, elle n'avait pas pour autant séparé sa tête de son torse à vue. Non, elle avait même pris la peine de s'asseoir et de s'introduire, avec les petits effets de style qui semblaient faire son bonheur.

Allez, il devait en avoir le coeur net.

« Je comprend bien que le but des shinigamis est supposément de ''protéger l'équilibre, souvent en sauvant les humains''. Or, et que vous y ayez accordé de l'importance ou non, je suis à peu près certain que vous avez entendu parler de la nouvelle politique locale. Celle qui veut que les shinigamis restent d'où ils viennent. Et en sachant tout cela, je dois avouer... que je m'interroge quand à savoir pourquoi vous viendriez vous découvrir ainsi, sous le couvert d'une simple discussion tranquille à table. »

Oh pis merde, il avait faim, quoi. Soudainement ramené à la réalité par son estomac, l'excentrique binoclard s'offrit une nouvelle bouchée de son assiette, pour ensuite verser quelques lampées de vin dans sa coupe pour la ramener à un niveau acceptable. Une gorgée rapide, et la coupe reprend place sur la table dans un tintement discret.

« Comprenez, je n'y voit pas de problème, mais je suis quand même intrigué. Vous en voulez, au fait? »

Et lui de pointer sa coupe le plus naturellement du monde, offrant un rafraichissement à sa nouvelle interlocutrice du moment en parfait gentleman. Oui, bon. En parfait gentleman qui ignorait encore le nom de celle à qui il parlait. Mais chaque chose en son temps.

Les mains pâles de la déesse diaphane saisirent avec un mélange d’écœurement et d’avidité le verre tendu par l’humain. Ses doigts comme des crochets serrèrent la coupe tandis que le vin clapotait au sein de celle-ci en un liquide rubescent semblable à du sang. Asuna remercia le mortel d’un sourire pâle puis ses lèvres entrèrent en contact avec la boisson, et il fut bien difficile de déterminer lesquelles étaient le plus pourpres :

« Un goût de cendres, encore, dit-elle tandis que le fluide gorgeait son palais de saveurs mortes. Ces choses-là ne sont de mon appétit, je crains. »

Et elle reposa le verre d’un air aimable pour se concentrer mieux sur l’homme. Si la Mère paraissait en l’instant paisible, son aura n’en était toutefois que plus glaçante ; le contraste laissait sentir que sa présence ici n’était nullement motivée par des envies mondaines.

« Des camps opposés..., reprit-elle de la bouche de son interlocuteur. Ses yeux se levèrent au plafond et son expression se fit de morosité navrée. Vous côtoyez cette adolescente qui manie la destruction comme l'imbécillité, n’est-ce pas ? J’ose espérer que tous les humains à fort potentiel spirituel n’ont pas été endoctrinés par cette enfant malade. Mais vous, vous me semblez bien plus raisonnable qu’elle. Peut-être n’êtes-vous pas idiot, seulement ignorant.

Elle trinqua à ce constat avant d’engloutir une nouvelle lampée d’alcool. Aucune grimace ou plaisir ne froissèrent sur ses traits, uniquement de la déception :

- Nulle ivresse. Qu’importe. Il est plus pressant sujet, continua la Mère, et ses yeux rubiconds se plantèrent dans ceux du mortel en un élan de bienveillance fâchée. Vos doutes au propos des Shinigamis, je les entends ; depuis deux ans, notre société traverse de graves crises, et des ennemis redoutables nous ont poussés dans nos derniers retranchements. Toutefois, la destruction de Karakura n’est pas de notre fait. Vous étiez là, vous avez vu la puissance déployée par cette espèce rongée de rêves déments. Elle a été vaincue, mais non sans perte pour les différents mondes.

Les souvenirs de sa confrontation avec l’être vide rejaillirent dans la conscience de la Reine rouge, et celle-ci ne put s’empêcher de sourire devant les images qui se rejouaient sous ses yeux ; il était mort, son maître était mort, son monde était mort, et tout ce à quoi il avait jamais aspiré. Pour l’inhumaine, ces évènements formaient une éclatante victoire, dussent-ils avoir aussi signé la fin du précédent Commandant et de trois millions de vies.

- Les Shinigamis maintiennent l’équilibre, c’est un fait. Nous faisons passer d’un monde à l’autre les âmes ; les morts nous reviennent, et lorsque notre monde devient trop lourd, nous les renvoyons dans le monde des humains pour qu’ils y renaissent. Vous-même êtes le fruit de cet équilibre. Si ce dernier devait être rompu, les dimensions s’effondreraient, et nous péririons tous.

Un vent froid passa sur la table ; un souffle funéraire qui s’imprimait jusque dans les os. Asuna se pencha un peu plus vers l’homme en une posture hésitante entre la séduction et la prédation. Elle ne lâchait à un seul instant du regard son interlocuteur, lui voulant son attention entière :

- Karakura était une place spirituelle forte, et celle-ci s’est déplacée à Tokyo. Des âmes puissantes y évoluent, et les Shinigamis doivent être vigilants à leur devenir, et intervenir si nécessaire. Mais vous et les vôtres nous empêchez de remplir notre rôle. Je suis venue sur Terre pour purger des manifestations hollows étranges, permettre le retour au calme, et deux de vos sœurs m’ont agressée et blessée.

La fureur irradiait à présent de la Mère, sans mesure :

- Si je suis ici, c’est pour déterminer qui parmi vous pourra être raisonné. Les autres seront éliminés. Je répondrai vos provocation mais pas par haine mais par nécessité : votre manque de discernement menace l’ensemble des trois mondes, nous menace tous, et vos quelques vies pèsent bien peu face à ceci. »

Ah, parce qu'il était intermédiaire entre les camps, maintenant. C'était nouveau, ça.

Quoique bon. En fait, plus les secondes avançaient et les paroles se déversaient des lèvres de sa nouvelle interlocutrice - quelles lèvres, d'ailleurs. Damn. -, plus l'irlandais se rendait compte que c'était purement et simplement de la propagande, ce qu'il se faisait servir. Un peu comme Melody l'avait fait le jour de leur première rencontre ''officielle'', cette femme se donnait tout bonnement la peine de donner sa version de l'histoire, pour ainsi dire. Même si pour être tout à fait franc, la version qu'il se faisait offrir en ce moment était un peu dérangeante sur les bords. Pourquoi? Parce qu'elle impliquait qu'il était normal que des millions de personnes soient mortes lors des évènements catastrophiques qui avaient secoué la défunte ville de Karakura. Enfin, elle ne le disait pas comme ça. C'était davantage... une impression. Un léger dédain dans le ton de la voix. Après, peut-être se faisait-il des illusions.

Ce sur quoi il ne se faisait aucune illusion en revanche, c'était le fait qu'un détail ressortait très clairement de ce dialogue. Limite, il lui aurait presque sauté à la gorge s'il avait pu prendre forme. C'était cet aspect ''Arrêtez de faire les cons et laissez-nous bosser.'', et si Calum disposait lui-même d'une propension à ne pas se laisser agresser par ces propos, il savait néanmoins que c'était ce genre de paroles qui mettait littéralement le feu au cul de certains Fullbringers en ville. Et en particulier ''L'adolescente qui manie la destruction comme l'imbécilité'', pour citer son interlocutrice. Comme quoi elle avait beau avoir ses airs de femme posée et raffinée, ça s'envoyait des piques dans le dos à volonté dans les deux cas, en bout de ligne.

Malgré son envie grandissante d'en placer une plus tôt, l'irlandais prit la peine de laisser sa vis-à-vis terminer son monologue avant de prendre la parole. De toute façon, il était pas pressé. Et la fuite agressive ne semblait pas être une option qui finirait la soirée sur une bonne note. Aussi, tirant une cigarette de sa veste alors que la shinigami achevait de parler, il prit le temps d'allumer cette dernière et de tirer une première bouffée réconfortante avant de laisser s'élever sa voix. Le ton posé et paisible d'un homme qui ne s'encombre pas du doute.

« Voyez, je crois que vous venez de me montrer le gros du problème. J'ignore même si vous vous en rendez compte, en fait. Vous semblez croire que peu importe le nombre de fois que vous le dites, personne ne veut prendre la peine de comprendre « l'importance de votre oeuvre ». Que personne n'écoute. Que personne ne veut comprendre. Mais la majorité comprennent. Ils voient ce que vous faites. Il voient ce que vous combattez. »

Une brève pause, le temps de tirer une bouffée de plus du petit bâton fumant coincé entre ses doigts. Pour réfléchir à ses mots. Pour détailler un peu plus l'expression sur le visage de son interlocutrice. Une si belle femme, pourtant si... amère. Si fataliste. Dommage.

« Le problème, c'est la condescendance. Même depuis ... je vais supposer, des siècles que vous faites ce que vous faites, vous avez été humaine à un moment. Et les humains ont un trait en particulier qui n'est pas près de changer ; les humains détestent qu'on leur dise quoi faire. Je suis même prêt à parier que vous avez un certain nombre de shinigamis qui ont du mal avec les ordres. C'est la nature. L'excuse comme quoi vous voulez nous tenir à l'écart pour notre propre bien, j'ose croire que vous êtes bien assez intelligente pour savoir que ça ne fonctionne pas. Au contraire, même. Peut-être que vous y voyez de la bonne volonté. Mais ceux à qui vous parlez y voient de la provocation et du dédain. »

Silencieux à nouveau, l'irlandais s'avança lentement, joignant ses mains sur la table en renvoyant un regard tranquille à celui que lui imposait la shinigami. Tant de problèmes causés par un simple problème de communication. C'était d'un ridicule, en fait. Ça ne l'empêchait pas d'adhérer en grande partie à la vision de Melody. Il était entièrement d'accord avec le fait que la ''communauté'' des Fullbringers devait assurer son indépendance. Être reconnue pour ce qu'elle était capable d'accomplir. Mais le fait que toute cette situation doive se résoudre par la violence, simplement pour des propos mal utilisés... c'était désolant.

Et visiblement, les deux partis n'iraient jamais se rabaisser au point de donner raison à l'autre. Sans déconner, les femmes et leur orgueil.

« Pour être parfaitement honnête, je ne doute pas une seule seconde que ce que vous faites est important. Vous y êtes depuis des siècles, après tout. Le vrai problème ici, de mon point de vue, c'est qu'à force de vouloir faire reconnaitre l'importance de votre travail... vous vous êtes tout simplement bâti une image de crétins pompeux. »

Les termes étaient un peu crus, mais à force, fallait bien dire les choses telles qu'elles étaient.

« C'est bête de voir ce qu'une simple interprétation peut donner comme résultat, non? »

« Et cela est tout ?

La colère sourde qui s’était emparée de la Mère se tut immédiatement, balayée par la surprise puis remplacée, à mesure que ses sourcils se fronçaient en une moue consternée, au ressentiment d’attentes déçues.

- Cela est tout ?, répéta-t-elle, vraiment ? Quel est ce combat égotiste que vous menez ? Vos raisons sont que vous nous trouvez insupportables ? Et pour les satisfaire, écartez de vos pensées la survie globale ?

D’un geste inconscient, la souveraine déplaça une mèche de ses cheveux derrière l’oreille, comme aurait pu le faire sa propre fille en son temps, lorsque se manifestait ce qui s’apparentait à de la nervosité. Elle mit coudes sur table, croisa les mains, et posa sa tête sur l’édifice ; sa tête devenue si lourde. La déesse ferma ses yeux quelques instants afin de s’absorber, se perdre, et s’égarer dans son intériorité tourmentée.
Lorsqu’elle rouvrit les paupières, l’impatience avait disparu pour laisser place à un sentiment plus terrible de froide résolution, identique à celui qui, un bref instant, avait brillé dans ses prunelles à l’annonce de la Purge.

- Les Shinigamis vous offensent, peut-être, mais cela reste raison faible quoiqu’il en soit. Car, si elle est seule, elle me conforte dans l’idée que j’ai de vous. Vous êtes des enfants à qui ont a trop donné, et qui veulent plus encore. Vous faites courir à votre monde un danger, et pourquoi ? Par caprice. Vous voulez vous convaincre que vous êtes adultes et responsables, que vous pourriez vous gérer par vous-mêmes, mais vos actes prouvent l’exact inverse. Vous êtes pétris de vos propres fiertés ; si nous vous abandonnions, vous vous entredéchiriez, encore et encore, comme vous le faites en permanence ; prendre l’ascendance sur l’un, s’approprier sa richesse si possible, le détruire avec soi si vient l’échec. Telles sont vos manières, telles l’ont-elles toujours été. Et quand vient le jour d’agir en adultes, voilà que vous retombez dans vos travers.

La Mère avait pitié de cette espèce aux combats si futiles, qui pour triompher dans ses vaines batailles, faisait couler du sang, des larmes, pour s’arroger un triomphe qui n’en était pas un, simplement la preuve supplémentaire de leur propre vacuité. Elle tourna la tête, dévisagea les différentes tablées ; qui parmi ces convives s’adonnaient à la mesquinerie la plus basse pour parvenir à ses fins ? Qui avait déjà trompé ?, ou tué ?, pour un motif ridicule : une fortune, une envie ou un amour.

- Certains d’entre nous ont vécu mille de vos vies. Qui êtes-vous, jeunes gens prétentieux, du haut de vos trente années d’existence, à vouloir imposer votre aveuglement ? L’au-delà est notre sujet depuis des millénaires ; y’a-t-il plus qualifiés que nous pour s’en charger ? Est-ce humain, cela aussi, que de vouloir s’arroger un domaine dont on ne maîtrise rien, et tenter d’en brutaliser ceux qui en ont fait leur expertise, parce qu’ils ne vous sont pas agréables ?
Ah, que je vous plains mes chers petits si tel est le cas. Vos sociétés émergent de vos beautés, s’élèvent puis s’effondrent ; non, vraiment, laissez l’éternité aux morts, vous pourrez la faire vôtre qu’à travers le mérite et pas 'orgeuil.

Un fin sourire se dessina sur ses lèvres lorsque elle planta son regard dans celui de son vis-à-vis. Si cette sorte de tristesse continuait de flotter sur ses traits, ceux-ci rougissaient maintenant de ce charme, certes étrange, mais dont on ne pouvait nier la douce grâce.

- Vous semblez bien plus habité par l’esprit que par la dureté idiote de votre espèce, dit-elle doucement. Je vous pense d’intelligence ; ce que fait de mieux les vôtres, de belles perles au milieu de la boue. Aussi, je me demande, à l’égard de vos semblables suicidaires, vous sentez-vous en accord avec leur aspiration à la perdition ? »