Une lumière aveuglante succède aux ténèbres pestilentielles du Garganta. Après plusieurs années d’errance sous l’astre lunaire il devient très difficile de recouvrer tous ses sens une fois exposés au soleil et à son étouffante atmosphère. A peine les premiers rayons léchèrent-ils son visage que la Tercera laissa échapper un gémissement de douleur et de stupéfaction avant de rejoindre aussitôt les abysses, haletante. Elle qui se plaisait à rire de la moindre difficulté accusait maintenant le coup et se retrouvait là perlant de sueur, à une enjambée de la Terre promise et maintes fois vantée par son ami Borick. Non pas que la jeune femme découvrait cette dimension puisqu’elle en était partiellement issue, toutefois le souvenir ne précise pas la durée pendant laquelle son regard s’éclipsa pour plonger dans une nuit continue et froide. Ce ne fut donc qu’après une bonne douzaine de tentatives infructueuses pour passer d’ombre à lumière que la troisième lame, résignée, songea à un quelconque stratagème pour ne pas avoir à finir en torche humaine. Pas au sens propre du terme, bien entendu.

Elle se tourna donc vers son fraccion, qui depuis l’ouverture semblait intrigué par le comportement de sa maîtresse. A moins que ses yeux ne soient tout simplement tournés vers sa croupe comme elle le lui avait demandé tantôt, auquel cas le bougre ne devait probablement même pas savoir où ils se trouvaient à l’heure actuelle ni la difficulté qu’éprouvait l’Espada à embrasser l’azur flamboyant. Quoi qu’il en soit la réaction, le scintillement lubrique accroché à son regard, cet air inqualifiable lui donna une idée toute simple qui permettrait également de le faire sortir d’ici sans avoir à hurler des ordres. S’éveiller, tout simplement.

- Tu vois que tu peux être très consciencieux et calme quand tu veux ! C’est bien mon brave, continue et surtout ne le perd pas de vue hein ?

Associant le geste à la parole, elle daigna même lui offrir un boost de concentration très particulier. En effet comme à chaque libération de son plein potentiel Daestra se doit d’ôter les vestiges de la robe autrefois portée par sa défunte mère. Afin de capter une dernière fois l’attention d’Aleksi, elle prit donc grand soin de se dévêtir en lui tournant le dos, le tout sans perdre de temps histoire qu’il n’en profite pas pour la monter comme une bête sauvage. Une fois soumise aux ardeurs de l’astre terrestre elle plongea donc sans hésiter, tandis que déjà d’innombrables volutes pourpres s’affairaient autour. Puis ce fut le choc, la découverte, un hurlement et enfin, la liberté. Perchée au sommet d’un immeuble résidentiel moderne en plein cœur de la ville, une étrange créature entièrement blanche scrute l’horizon de ses orbites aveugles, crinière au vent. Sous cette forme plus rien ne peut atteindre la sensibilité de son regard ni la fragilité de sa peau car elle est désormais gargouille et doit maintenant sonder en quête de proies.

Mais ce qui lui vient instantanément l’intrigue plus qu’elle ne l’excite. Quelque chose sonne en elle, quelque chose qu’elle n’avait plus entendu depuis trop longtemps. Quelque chose qui lui procure une curieuse sensation, jusqu’à lui suggérer d’en remonter la trace et d’identifier sa source. Ni une ni deux la Principessa se laisse tomber au sol, s’écrase lourdement au coin d’une ruelle et la remonte tranquillement. A mesure qu’elle se rapproche l’onde se fait plus forte et perturbe légèrement sa perception du monde. Puis soudain, la voilà qui débouche sur une large place ornée de végétaux et de curieuses infrastructures. L’omniprésence de gens rend la traque difficile, après tout si elle est aujourd’hui sur Terre ce n’est pas pour chasser autre chose que l’âme d’innocents.

Peine perdue, la curiosité prend le pas sur le côté sanguinaire. Toujours à quatre pattes elle s’approche de la source. Un groupe d’individus, entouré d’une foule. Ils portent de curieux atours, et tiennent des objets familiers d’où jaillit précisément l’objet convoité. L’onde. Une personne dans la foule décrit cette onde, la ramène au souvenir de Daestra. Musique, de la musique.



- De la musique oui, je me souviens à présent. Je me souviens même que cela n’en est pas, que c’est de la merde et que cette merde ravive ma faim…

Elle surgit soudain de la foule, se plante devant le groupe et se redresse. La pression monte, on croit à un tremblement de terre, les gens se questionnent mais personne ne sait quel monstre ils ont devant eux. Personne ne peut voir ce qu’elle voit, personne. Ou presque. L’un des humains au teint cramoisi et détenteur d’un instrument regarde dans sa direction, l’œil plus affolé que les autres. Au départ elle n’y prête guère attention, mais l’homme finit par la pointer du doigt en balbutiant…

- Go…Go… Godzilla… Yokai ! Yokai !

La musique s’interrompt. L’homme part en courant, laissant ainsi les autres plus interloqués qu’inquiets. La foule se disperse, le monstre agit. Après avoir poussé un hurlement significatif, la prédatrice arme son poing gauche duquel s’échappe et grossit une orbe énergétique. Lorsque celle-ci prend les dimensions de son propre corps elle le lance à ses pieds, ce qui brouille temporairement sa vision sonar. Au bout de quelques secondes lui apparaît de nouveau le décor maintenant jonché d’âmes naissantes, de corps sans vie et d’un cratère suffisamment imposant pour en faire une fosse commune à tous ses malheureux. D’un claquement de doigts Daestra appelle alors son escadrille qui s’extirpe aussitôt de sa cuirasse pour fuser sur les âmes apeurées. Le festin pouvait enfin commencer, et à en croire l’attitude de son fraccion situé non loin la Tercera ne serait pas la seule à s’en satisfaire.

- Oui oui mon chéri, tu peux jouer avec la nourriture… Mais essaye de ne pas trop l’abimer, hein ?

Quelle étrange sensation que de se tenir là au milieu de dizaines d’âmes, dans un monde ou presque personne n’est en mesure de voir l’autre côté du miroir. Car le danger est bien présent, pour une fois le prédateur sanguinaire ne se cache pas et nage tranquillement au milieu du troupeau qui ne se doute pas un instant de la scène se jouant au-delà de la matière. Le cratère formé après la détonation est conséquent, et ajoute à la panique environnante son lot de proies toutes plus curieuses les unes que les autres. Acte terroriste, fuite de gaz, incident isolé ? A vrai dire aucun indice ne leur permet de connaître la véritable nature du problème. Les autorités sont déjà présentes, les ambulances aussi. Pourtant ni l’une ni l’autre ne peut sauver l’âme de ces gens inertes, pour la plupart morts et déambulant sous forme spectrale sans vraiment comprendre. Il faut dire aussi que Daestra ne leur en laisse pas le temps car à peine ses yeux aveugles se posent-ils sur eux que leur sort en est jeté : ils finissent dans sa gueule quelques secondes plus tard.

Entre deux décapitations ses oreilles se dressent, le reste du corps suit le mouvement. Une trace spirituelle se détache de la boucherie. L’odeur est singulière, sa force tout autant. Lui vient un son ignoble qui la tire de sa torpeur pour lui signaler, à tort, qu’il s’agit probablement de son imbécile de fraccion affairé à quelque bizarrerie. Elle se tourne donc en sa direction, et le découvre assit sur sa nourriture jouant avec des membres arrachés ou encore découvrant et jouant de la flûte non sans avoir au préalable dépouillé le propriétaire de ses vêtements. Même en territoire inconnu, le bougre ne sait visiblement pas se tenir. Ou bien il le fait devant elle, arborant son inestimable costume de clochard péruvien et crachant en plus de sa mélodie grinçante un flot de futilités dont il a le secret et qu’elle ne lui envie pour rien au monde. Et c’est précisément alors que son ouïe hisse le drapeau blanc que l’odeur jaillit de nouveau. Au début elle ne daigne s’y intéresser mais l’arôme subtil de la cendre froide lui titille soudainement les narines, à tel point que son attention se porte illico vers cette marque inhabituelle. Et là, à une dizaine de mètres seulement du carnage se tient un homme. L’air amical, un cigare à la bouche et une lueur familière dans le regard. La même qu’elle avait pu lire sur le visage du musicien avant que celui-ci ne soit réduit en puzzle sanguinolent.

Koshiro, son nom. Balancé comme une invitation au dialogue, alors qu’aucun humain autour ne semble lui offrir la moindre attention. D’autant qu’il ne la quitte pas des yeux, et s’évertue même à continuer son monologue. Ce ne fut qu’à la question sur son ami et son plan de référence qu’elle comprit. Ses poings se crispèrent, son visage s’illumina d’un sourire malsain. Voyant que l’autre demeuré continuait à lui trucider les oreilles la Troisième lame lui décocha un violent revers dans le plexus, ce qui ne manqua pas de l’envoyer une vingtaine de mètres en arrière contre la façade d’un grand magasin de lingerie. Puis elle se concentra de nouveau sur l’homme, et le rectifia. Bien mal lui en prit.

- Empereur il le sera, mais d’ici et de nulle part ailleurs. Qu’est-ce qu’un balafré qui voit les fantômes peut bien savoir de Boric….k……

Une explosion soudaine. Fulgurante, redoutable, elle finit de pulvériser toute une partie de la place où se tiennent les badauds. En se retournant vers la source, Daestra découvre Aleksi gisant dans les ruines encore fumantes de la boutique où il prenait un repos forcé. C’à quoi elle ne répondit que par un geste de la main accompagné d’un soupir, puis continua son intervention avec l’inconnu.

- Avoir un ami en commun ne te donne malheureusement pas droit à une part de notre dîner, si toutefois tu es venu dans ce but. Dans le cas contraire, je te demanderais le pourquoi de ta présence ici.

Un râle inhumain lui explosa littéralement les oreilles malgré l’épaisse armure recouvrant entre autres cet organe sensible. Pourtant depuis sa rencontre avec Aleksi la Tercera ne s’était plus guère étonnée de ses crises, toujours déclenchée pour une raison X ou Y. Un coup trop fort à la tête, la présence d’une femme à proximité, des gestes équivoques de la part de l’hybride… Et maintenant ça. Jalousie, possessivité, amour à sens unique, élan suicidaire ? Toujours est-il que son éternel fardeau ambulant décida de la charger, à moins que la cible ne soit Koshiro. Dans les deux cas l’issue aurait sans doute été la même. A savoir tendre la jambe en direction de son thorax, et se servir de l’élan afin d’amorcer une rotation vers le haut tel un tremplin. Etant donnée la vitesse à laquelle il fusait vers eux, son décollage n’en fut que plus remarquable. Ainsi le bougre embrassa-t-il les cieux et disparut aussitôt par-delà l’immeuble leur faisant face, avant qu’un lourd bourdonnement ne leur parvienne quelques secondes plus tard.

C’est alors qu’elle se tourna vers son interlocuteur, ses yeux caves le dévisageant de pied en cap. Borick lui avait parlé d’une terre fertile en gibier, d’un terrain de chasse gargantuesque où elle aurait tout loisir de s’empiffrer de nuit comme de jour. Effectivement dès leur arrivée on lança le banquet à grand renfort d’explosions, histoire de faucher un maximum de proies d’une seule traite. Ses papilles gardèrent encore, par ailleurs, la subtilité des arômes liés à la découverte de cette viande nullement comparable à celles goûtées depuis sa renaissance chaotique. Toutefois l’arrière-goût s’avéra plus qu’amère, lorsqu’elle réalisa que d’autres guerriers peuplaient ce monde avec pour certains d’entre eux la volonté d’en défendre les frontières. Mais à priori, l’énergumène ici présent n’en faisait visiblement pas parti puisqu’en plus de connaître sa chandelle, il se permettait de lancer une conversation amicale à son encontre alors que l’apparence de Daestra ne donne généralement pas cette envie naturelle et spontanée que l’on retrouve chez lui.

- Dis-moi bretteur, quelle est donc ta fonction ici ? Serais-tu chargé de l’accueil ? Avez-vous un chef ? Si tel est le cas j’aimerais l’entretenir d’un projet qui me tient à cœur, et que je partage avec notre ami commun Borick…

Elle ne souhaita pas mentionner directement le fait qu’il compte à terme envahir les lieux et s’en faire un royaume, ni son propre objectif étant d’éliminer le dirigeant de ce monde afin de le soustraire d’un poids non négligeable et ainsi lui montrer qu’elle comptait bien s’inclure dans le projet de conquête sans possibilité de négociations. Durant leur ultime entrevue la prédatrice avait effectivement exigé sa part du gâteau, et dans le cas où il se bornerait à refuser pas meilleur dissuasion qu’une offrande par le sang en guise de pacte. Pas nécessaire toutefois, mais disons qu’elle comptait là-dessus pour lui clouer le bec une bonne fois pour toutes avec son arrogance.

- Peut-être a-t-il entamé avec toi un pourparler, rapport à sa venue imminente dans un but tout autre que la simple ballade… Peut-être t’a-t-il même recruté ? J’aimerais en savoir plus sur toi, ta raison de vivre ici, dans ce qui m’apparaît comme un garde-manger infini…

- Joli tir également, si toutefois on considère qu’il n’est pas nécessaire. Ce truc est tenace, il va en redemander…

Prévisible, même si cela n’allait certainement pas arranger la situation. Qu’Aleksi s’autorise des familiarités avec la Principessa passe encore, il s’agissait maintenant d’une curieuse habitude aussi banale que navrante. Mais que le bougre s’en prenne directement aux parties intimes d’un parfait inconnu… A se demander ce qui pouvait bien lui passer par la tête. D’autant que face à un tel énergumène, inutile de s’attendre à une petite tape sur la joue. Non, une réponse claire, nette et douloureuse : un bon gros uppercut. Riposte qui ne manqua pas d’arracher un sourire à la Tercera tandis que son supposé disciple embrassait les cieux. Pour exposer ainsi sa puissance en un coup unique, il fallait au moins être à bout. Ou inconscient. Ce qui la mena à reconsidérer Koshiro. Selon ses dires, il n’était ni en charge de l’accueil sur ce monde ni guère plus au courant qu’elle quant aux projets de Borick. Le pourquoi de sa présence ici ne dépassait pas non plus celui du simple constat face à la récente dévastation du quartier, chose qui de surcroît ne lui fit pas sortir les veines du front. Pour la main au panier en revanche…

Pas étonnant que sa petite chandelle se soit intéressée de près au colosse rapiécé et visiblement simplet. Sa force considérable serait grandement utile dans le cadre d’une conquête. Et à l’entendre parler du coin, difficile de ne pas prendre son parti. Son fonds de commerce devait initialement se situer dans la branche Tourisme ou Architecture, voire même l’Agroalimentaire. Or les deux Arrancars s’étaient largement amusés des trois en un temps record, réduisant ainsi à néant une bonne parcelle de terrain. De quoi ruiner une petite entreprise, aussi ne prit-elle pas la défense du jeune Fraccion lorsque celui-ci fut envoyé au loin. Car maintenant, tous deux auraient la paix.

- Kanshu ? Qu’est-ce, une milice censée garder un œil sur ce gigantesque zoo ? Pourquoi diable, puisqu’il y a visiblement déjà des tensions entre « propriétaires ». S’il te faut un trône, ce Kanshu doit être une épine. Tout comme notre ami commun, je ne peux donc comprendre le pourquoi de votre association…

L’hybride entendait bien se renseigner sur ce mystérieux groupuscule armé, afin certes d’en référer à son ami mais en premier lieu pour sa propre gouverne. Si traquer des proies sans défense ne déplaît à l’impératrice des sables, se retrouver devant un individu susceptible de lui compliquer la tâche aide grandement à sa satisfaction personnelle. Elle fit donc comprendre au déséquilibré son besoin, précisant par la même qu’il en dépend de l’avenir de son commerce. Un argument de poids.