Les contours d’une silhouette se détachaient encore sur le mur fissuré, signatures charbonneuses d’une combustion vive n’ayant laissé du corps affligé que le minimum. La suie s’étalait ci et là, caresses grasses et sombres effaçant l’immaculé de la surface d'où planait, sournoise, une aura de désolation. Et il y avait la mare de sang, toujours visible au sol malgré les maints efforts pour la faire disparaître ; l’éponger, la rincer, la gratter, la frotter, aucune action n’était parvenue à en taire l’éclat, à en adoucir la morsure rouge, sèche et sinistre.
Asuna englobait du regard son œuvre, avec minutie, pour ne rien en perdre de l’horreur. En cet endroit, la vie d’un homme s’était réduite à un presque-rien. Il y avait perdu sa dignité, sa fierté, son rang, la reconnaissance de ses pairs, et à toutes ces humiliations, il y avait perdu son corps qui, en cette heure, reposait sur un lit à la Quatrième, dans un état aussi déplorable que fragile. Un état dont la Capitaine était entièrement responsable.

Or, ce qu’elle ignorait, précisément, était la raison de son retour en ce lieu. Retrouver ce qu’elle avait provoqué lui procurait un sentiment bizarre. Malgré que cette désolation fût de son fait, qu’elle fût une espèce d’enfant dégénéré né de la vengeance, vengeance légitime et justifiable, Asuna ressentait quelque chose à son propos, une intuition invraisemblable, et ne parvenait à la nommer. Cette impression flasque, moite, molle, morte, lui pesait là, près du cœur qui battait plus vite qu’à l’ordinaire. Son sang charriait le venin dans ses veines ; elles se couvraient d’un goudron âcre, épais, une pollution que son organisme tentait de rejeter de toutes ses forces ; sa vision se troublait, les odeurs lui étaient insupportables, un son sourd, brutal, fluctuant dans ses os et une espèce d’angoisse qui la rongeait, plus vive au fil des instants.
Lentement, des pensées noyées dans les tréfonds percèrent la surface de son esprit, et leurs échos résonnèrent glaçants et pénétrants dans la cathédrale de sa conscience. La jeune femme fit brutalement volte-face avant de s’enfuir à grands pas loin de la cour, loin de son crime.

Elle erra longuement dans les couloirs de l’Académie, sans but. Elle s’en était fixé un, lui semblait-il, ce qui aurait justifié la présence du dossier qu’elle tenait sous le bras. Elle relut le nom inscrit dessus et se souvint de la raison de sa venue. Asuna fit choix de l’oublier à nouveau. Elle rentrerait à la Quatrième, le reléguerait quelque part loin d’elle, le perdrait dans les archives, pour ne plus avoir à y songer, loin de ses yeux, loin de sa mémoire.
Soudainement, un choc lui fit lâcher son papier. Son regard capta un mouvement sur sa gauche, elle tourna la tête brusquement, et reconnut immédiatement le Lieutenant de la Seconde Division.

« Le café jaunit les dents, répondit-elle d’abord mécaniquement, puis consciente de la banalité de son propos. »

Ils se recroisaient encore. Fortuitement ? La Capitaine ne voyait jamais des coïncidences, seulement des intentions.

« Vous me suivez ? Ou quelque chose comme ça ? »

Sa bouche devint soudainement sèche, une de ses mains trembla. Son cœur fit sourdre une mélopée inconnue contre ses tempes. Asuna l’entendit, au-delà de ce qu’elle aurait voulu.

Elle accueillit la proposition comme un coup de poing en plein ventre ; coup moins douloureux, davantage surprenant, qu’elle n’avait pas vu venir. Asuna cilla, prise au dépourvu, non pas par la demande en elle-même mais par l’individu qui lui soumettait. Si la jeune femme avait senti un pont s’établir avec le lieutenant, elle n’avait réellement pas supposé qu’ils en arriveraient à ce stade, à se retrouver autour d’une table, à échanger comme des « gens normaux », ce que l’un et l’autre n’étaient pas.

« D’accord, finit-elle par répondre d’une voix qui se voulut ferme. »

La Capitaine le suivit tout du long des couloirs, en se repérant certainement mieux que lui, sans le laisser paraître. Elle ne l’informa pas que par trois fois, ils passèrent devant la cafétéria pour s’en éloigner, et partir dans la mauvaise direction. Durant cette hasardeuse errance, Asuna fixa le dos de celui qui le précédait, et s’absorba à démêler la confusion qui régnait dans son esprit. Son introspection prit fin lorsque Serpiente trouva enfin son chemin après d’âpres efforts.
La Shinigami vit quelques enseignants présents ci et là, avant de rejoindre le gradé à sa table pour s’asseoir face à lui. Elle demanda mollement un thé, sans envie, puis dévisagea son interlocuteur, et se voulut aussi insondable qu’à l’accoutumée.

« Je ne donne pas de cours, non. Je n’ai pas le temps pour ça.»

Asuna songea en parallèle au fait qu’il devait y avoir plus motivé qu’elle pour ce genre de tâches. Elle possédait un regard acéré et impitoyable sur la faiblesse. Or, qu’étaient donc tous ces étudiants hormis de pauvres créatures fragiles, avides d’enseignements et de force ? Pour sa part, elle n'estimait pas forcément avoir valu mieux qu’eux au cours de ses années à l’Académie ; quoiqu’elle ait obtenu le nom de son arme particulièrement tôt, sa puissance de l’époque avait été dérisoire.
Non, la jeunesse ne l’intéressait pas dans ce qu’elle avait à offrir.

« Je suis ici pour remettre un dossier au Capitaine Kaogake. Son lieutenant a eu un… accident, et je dois déposer ces papiers au bureau de son supérieur. »

Pourquoi se sentait-elle obligée de mentir face à un membre de la division de l’information ? Cela était idiot, la vérité avait déjà dû se répandre comme trainée de poudre, ce qu’Asuna n’avait pas empêché, alors pourquoi mentait-elle donc ?
Le trouble lui revint, la jeune femme ne parvint pas à le faire taire.

« Je suis cependant surprise d’apprendre que vous y êtes professeur. Avez-vous fâché le Capitaine Kyuusei d’une quelconque manière ? »

Asuna retrouva sa mine figée, d’où ne filtrait aucune émotion, et derrière laquelle elle dissimula cet ersatz de malaise. Serpiente mit fin à celui-ci, il ne s’attarda pas sur le cas de Takashi, et la jeune femme lui en fut partiellement reconnaissante, quoiqu’elle ne sut s’il fallait voir dans son aveu un mensonge ou de la sincérité. Peut-être un peu des deux, et il esquivait subtilement le devoir d’une réponse franche.

« Les grands lignes suffisent, lâcha-t-elle laconiquement sans désir de s’appesantir plus sur le sujet. »

Puis, avec un empressement qu’elle ne parvint pas à parfaitement contenir, elle embraya immédiatement sur l’occasion présentée par le lieutenant sur un plateau d’argent.

« Vous ne devriez pas trop user de sa patience malgré tout. Votre Capitaine ne m’a pas semblé particulièrement versé sur les démonstrations sanguinaires mais il a le sang chaud. Soyez prudent. »

Elle s’interrompit, choquée de sa propre prévenance. Depuis quand lui importait-il l’état de santé des autres, et plus encore celui de cet homme qui lui avait résisté maintes fois ? La Shinigami se massa la tempe en fermant les yeux, la tête pleine de coton, la langue gondolée de dunes poussiéreuses et rêches.
Ses paupières lourdes cillèrent lentement, Asuna parut revenir à elle, glaciale et intacte.

« C’est une option que vous devriez envisager sérieusement, commença-t-elle en ignorant la dernière question. Vous avez la puissance indéniable pour l’Haori. Sans trop m’avancer, je pense que votre Capitaine sera heureux d’appuyer votre candidature.
Mais posséder le Bankaï ne suffit pas. J’ai sous mes ordres certains soldats qui le possèdent également. S’ils sont toujours soldats, cela n’est pas sans raison. »

Elle le dévisagea pour scruter en lui, tenter de discerner s’il avait cette petite étincelle qui distinguait le capitaine du guerrier du commun.

« Votre pouvoir n’est qu’un aspect du problème. Êtes-vous prêt à vous donner à une division ? C’est là le second aspect. Je suis surprise, il y a quelques temps encore, son visage ne se froissa pas d’un sentiment révélateur, vous sembliez plutôt certain de votre manque d’envie pour vous passer « la laisse au cou ». Qu’est-ce qui a changé ? »

Asuna se mit à fixer le sol, à quelques mètres de leur table, et ne croisa plus le regard unique du lieutenant.

« Et poussé à quoi ? »

« Vous êtes tout comme un enfant qui refuse de grandir. »

Elle passa machinalement une mèche blonde derrière son oreille sans chercher à regarder frontalement le lieutenant. Ses mots planèrent dans le silence dérangeant et omirent de présenter leur nature : constat ou accusation, Asuna se garda bien de l’expliciter. Lentement la confusion qui régnait dans l’esprit de la jeune femme régressait, peu à peu terrassée par les efforts faits pour l’endiguer et la faire taire. La Capitaine parut redevenir peu à peu elle-même, du moins c’est ainsi qu’elle se le représentait. À cause de sa lucidité encore fracturée, imputable à son épuisement et à autre chose, elle ne se rendait pas compte être également telle une petite fille, perdue minuscule dans son Haori, écrasée par des problèmes dont elle n’entendait rien tout en tentant de garder un air impénétrable. Si Serpiente rejetait toute maturité, elle, elle tentait de jouer à la grande et n’y arrivait qu’à peine.
Le contact du dossier sous ses doigts la rappela à la réalité ; elle émergea de cette espèce de torpeur et, secouant la tête, elle se décida finalement à dévisager de nouveau le lieutenant.

« Mais faites comme vous l’entendez. J’imagine que le jour où ces responsabilités vous pèseront de trop, vous prendrez la décision qui vous paraîtra la plus juste. »

Ses paupières se fermèrent de moitié, ses yeux glacés le vrillant intensément. Elle ne sous-entendait rien, le gradé se chargerait d’accoler un sens à son propos.

« Vous êtes si curieux, continua la jeune femme d’un ton égal, alors que nous avons déjà eu cette conversation. La liberté, rien de plus. »

Elle se releva, subitement pressée, et agrippa ses papiers pour les fourrer sous son bras. Son thé tiède qu’elle avait à peine touché continuait de fumer piteusement.

« Je dois y aller maintenant. Merci pour la boisson. Passez une bonne journée. Nous nous reverrons.»

Asuna s’éloigna rapidement, presqu'en courant, coupant court à la conversation. Partir sur ces quelques pathétiques banalités lui fit songer qu’il y avait quelque chose en elle qui déraillait. Curieusement, cela lui plaisait. Un goût de fraîcheur, un frisson jamais connu mais toujours espéré. Une espèce d'ivresse la transporta, et ce fut plus sereine qu'elle se dirigea vers le bureau du Capitaine.