L’ongle suivait les veinures du bois avec frénésie et marquait la chair du bureau de longs sillons impatients. Asuna s’agitait sur son siège, frémissante d’idées, et son corps pourtant glacé se tordait sous l’effet d’une fièvre incontrôlée. De lents frissons sinuaient sur sa peau, et des tremblements vibraient dans ses mains froissées, hystériques. Son souffle s’échappait de ses lèvres en allers et venus précipités, et ses iris se dilataient en deux puits irréels et noirs.
La Mère contempla le spectacle de son entrain, curieuse des leçons qu’il y avait à en tirer :

« Alors c’est ça, vivre ?, souffla-t-elle à voix basse en regardant ses paumes agitées. Que cela est bien. »

Elle rit seule sans l’être, car d’autres rires lui répondirent, et la Reine Rouge les considéra aussi beaux que sa propre joie. Elle s’enfonça dans son trône, satisfaite, et attendit que l’objet de ses vœux vînt. La porte s’ouvrit, et il entra, lui, l’Homme, le lieutenant borgne, le sombre assassin. Asuna se pencha en avant, les coudes posés contre le bureau, les doigts croisés servant de support à son menton :

« Bonjour, lieutenant. »

Elle le dévisagea de ses yeux rouges, son visage blanc encerclé de sa chevelure grise, et elle sourit, d’une chaleur non feinte. D’un geste, elle l’invita à s’asseoir, à prendre place pour mieux s’approcher, voir et contempler. La Mère, elle, ne s’en privait pas, puisque son regard pourpre s’attardait sur chaque détail du Serpent, le dévorant de son attention comme s’il menaçait de disparaître d’un instant à l’autre, pour mieux retenir ce qu’elle lui avait arraché à la vue, et le préserver en sa mémoire.

« Quelle saveur dans la poitrine…, murmura la Commandante à elle-même en une forme de confession.

Puis, se souvenant du soldat, elle demanda :

- Votre séjour sur les ruines d’une ville morte a-t-il été profitable ? »

Une onde passa en son crâne, silencieuse et muette, et pourtant si claire derrière les yeux de la Commandante ; peu affectée par les dires du Serpent, Asuna composa sur son visage un amusement voilé rehaussé d’un regard scrutateur, d’impatience brûlante et d’attente de glace. Elle accorda à l’homme un sourire ; celui qu’elle réservait à ceux qui attiraient son intérêt, une expression plus chaleureuse qu’à l’accoutumée, composée de bienveillance tranquille ainsi que d’une affection non dissimulée.
La Reine Rouge maintint son emprise sur le silence, inspira profondément, remplissant ses poumons morts d’un air vivifiant, puis déclara :

« Cette ville est une plaie ouverte. Comme chaque fois que le sang coule dans le monde, les charognards s’y amassent. Ce que sont les Hollows, toujours à courir après nos miettes, toujours à se vautrer dans la poussière pour grignoter ce que nous leur laissons. Or, c’est une cité qui ne compte plus rien, alors pourquoi viennent-ils ? Votre Capitaine a déjà reçu ses ordres pour éclaircir ce point.»

Les iris rubiconds de la Mère suivirent la ligne de la mâchoire du lieutenant jusqu’au menton avant de remonter lentement vers sa bouche aux lèvres fines, et continuant leur ascension, ils s’attardèrent sur son nez épais pour finalement arrêter leur attention sur l’œil unique du borgne. La jeune femme se figea. Elle ne parut plus voir son interlocuteur, ses pensées bourdonnantes l’ayant entraînée ailleurs. Fixe et inerte, son corps parut perdre de sa consistance, ne redevenir qu’une abstraction de particules spirituelles.

« J’étais la seule, déclara Asuna subitement, reprenant vie au même rythme que sa voix, suave et chantante. Le courage manque à beaucoup d’hommes et de femmes lorsqu’il faut accepter l’inacceptable, assumer l’irréparable. Le saviez-vous ? Au-dehors, il y a des lâches à ne plus savoir qu’en faire.

Les mots qu’elle lâchait prirent des sonorités de fiel, de rancœur rance et de dégoût, à mesure que la Mère partageait son sentiment.

- Je n’ai été promue que pour guider ce troupeau demeuré, prompt à bêler ses beaux principes, moins à faire ce qui doit être fait pour la survie du plus grand nombre. Les pactes faits à soi-même sont souvent plus destructeurs que l’absence de limites. Ils ne sont que des chaînes qui paralysent, qui avilissent la force pour la lier à un concept translucide. Pensez-vous qu’une idée qui freine l’action puisse sauver des univers qui s’écroulent ? Je suis toujours seule, à la tête d’individus hésitants, réticents et chétifs, mettant en avant leur morale et laissant les autres se salir à leur place, pour les traiter de criminels lorsque le danger sera passé, alors qu'eux n’auront rien eu à sacrifier. Bêler et attendre, telle est la ligne de conduite qu'ont choisi certains des plus puissants Shinigamis. Est-ce de cela que vous me féliciter, lieutenant Serpiente ? Je veux de votre compassion, non de vos mots insensés. »

La douceur chassa l’amertume, et la Reine Rouge retrouva son inclinaison pour la bonté.

« M’en donnerez-vous ?, demanda-t-elle, radieuse. »

« Voilà qui me réjouit. »

Les mots avaient été lâchés avec une évidente impatience, si ce n’était du soulagement. Asuna engloba de son regard sanguin le lieutenant, regard qui, aussi inflexible paraissait-il aux premiers abords, reflétait néanmoins une émotion si vive que les prunelles de la jeune femme en semblaient illuminées de l’intérieur, comme habitées par un feu. Une onde de chaleur passa dans son dos, l’organe mort dans sa poitrine battit intensément. La Mère passa doucement un doigt sur ses lèvres, s’imaginant un baiser volé.

« J’ai besoin de vous, finit par déclarer la jeune femme. »

Un aveu qui arracha un autre sourire, de façon à ce qu’on eût pu penser qu’elle se délectait d’une plaisanterie qu’elle seule pouvait comprendre. Son esprit était présent en ce monde, et ailleurs, et entre ces deux univers il y avait un gouffre dans lequel s’était perdue une enfant apeurée, ainsi que ses rêves, dévorés par les cauchemars.

« Je suis l’instigatrice d’un massacre de grand ampleur, vous le savez déjà, j’imagine. Une moisson des âmes qui, je pense, n’a jamais eu d’égale par le passé. Il me faut ordonner la suppression de millions d’individus pour la sauvegarde d’un nombre plus important encore. »

La Commandante se leva, inflexible et rouge, mais portée par une énergie fiévreuse à la cause inaccessible. Elle s’avança vers une armoire au fond de la pièce, qu’elle ouvrit d’un geste ample. Ses mains tremblaient légèrement et ses yeux se portaient souvent vers le Serpiente, comme pour s’assurer de sa présence.

« Quelle est votre opinion sur la question ? Je veux la vérité. Ne vous embarrassez pas de mensonges. »

Elle se tint devant le meuble ouvert, sans plus bouger, pantelante, à la manière d’une condamnée à mort attendant le froid mordant de la guillotine. Sa main massa sa tempe, tic qu’elle ne parvenait à faire taire en ces instants-là où tout se jouait.

« Êtes-vous de ces lâches, lieutenant ? »

« Je me souviens. »

Le regard perdu dans le lointain, la Mère s’égara dans les souvenirs d’une mémoire qui n’était pas sienne, et l’espèce de complaisance que ses traits affichèrent laissa supposer le plaisir qu’Asuna en retirait, mais à cette expression, il s’ajoutait une autre émotion, plus troublée, comme si quelqu’un d’autre en dessous du vernis, sous ce facies blême, hurlait et s’évertuait à se faire entendre.

« Merci, soupira-t-elle doucement après la réponse du lieutenant. Vos mots me sont d’un grand réconfort, réellement. Je doutais et cette faiblesse, vous venez de la chasser d’un revers. Je me sens plus forte dans ma conduite à présent. Je vous le dois. »

Un sourire sincère s’épanouit sur ses lèvres sanguines, radieux sur la surface nacrée de son visage, et la beauté d’outre-tombe de ce dernier en fut comme illuminé. Avec un empressement non feint, la Mère sortit de l’armoire un tissu blanc plié, aisément reconnaissable par tout Shinigami.

« Nous avions parlé d’autre chose, je me souviens aussi. Vous aviez votre amour du secret, votre désir de rester dans l’ombre, mais le temps est venu de s’avancer dans la lumière. »

Elle ne regarda pas l’homme directement, ses yeux fixés sur l’Haori, comme par crainte de les relever et de voir le rejet ouvertement affiché du lieutenant. Elle se crispa tout comme lui l’avait fait, et tout comme lui, elle dissimula cette passagère tension. Eux deux n’avançaient que masqués, et malgré cette proximité qui se dessinait, aucun ne paraissait vouloir se présenter nu dans leur vérité face à l’autre.

« Vous êtes l’un des rares en qui je peux avoir confiance. Je sais vos acquis, vos compétences, vos réserves. J’ignore si vous êtes réellement fidèle au Goteï, mais j’ai la tendresse de croire que vous l’êtes envers moi. Me trompe-je ? »

Une réserve flottante planait dans son attitude, presqu’une timidité pudiquement dévoilée l’espace d’un instant, juste assez pour l’entrapercevoir et s’en flatter.
La Reine Rouge revint vers le bureau, regagna son siège et posa devant elle le symbole du Capitanat. Du dos de la main, elle le poussa vers son interlocuteur dans un geste ferme, mais non dénué de légers tremblements.

« J’ai besoin de m’entourer d’hommes et de femmes qui me comprennent. Vous me comprenez. J’ai besoin de vous. Que dites-vous ? »

Ses iris luisirent, puits rougeoyants au fond desquels, la fureur de posséder.

L’inquiétude passa sur le masque de la Reine Rouge comme une ombre et ne fut plus. Il n’y eut pas besoin de mots, juste des gestes ; elle fit glisser le vêtement sur le bureau jusqu’à l’homme, et elle se rassit, en silence, néanmoins satisfaite au-delà de toute mesure.

« Maintenant ? Nous le savons, allons. »

Une joie brûlante creusait ses traits ; bien plus intense que tout ce que pourrait éprouver un esprit humain ; la Mère n’avait aucune norme, ni limite, tant dans ses excès que ses bonheurs. Son sourire radieux, doué d’une sorte de vie propre, d’une intensité lumineuse faite de tendresse et de douceur, rendit son visage aussi beau que devait l’être celui d’une idole quand elle daignait se pencher vers ses fidèles.

« Vous quittez dès à présent vos fonctions de Lieutenant à la Seconde Division. Vous êtes à présent Capitaine de la Septième Division. Vos nouveaux hommes seront informés d’ici peu de votre venue. »

Elle le regarda, ou plutôt, elle le dévora ; derrière le miroir de ses yeux s’écrasaient des océans immenses, brutaux dans leur violence, grandioses dans leur immensité.

« Vous héritez de la surveillance du Rukongaï. Cette dernière va se révéler ardue d’ici peu. Cependant, je sais votre fermeté ; je ne doute pas de votre capacité à tuer dans l’œuf toute forme de contestation. Tuer est ce que vous faites de mieux, n’est-ce pas ? »

Au fur et à mesure qu’elle parlait, le temple de ses traits s’écroulait ; la joie disparaissait comme l’avait fait l’inquiétude peu de temps avant elle. L'expression d'Asuna redevint cette sérénité apaisante qu’on lui connaissait depuis deux ans ; cette paix que la Mère avait arraché des entrailles d’une âme qui ne la méritait pas.

« Il y a autre chose… »

Elle se tut, le fixant, féroce. Qui y’avait-il à déduire dans ce silence, si ce n’était une espèce de gêne, que les naïfs auraient cru vrai ?

« Je ne veux pas que vous vous cantonniez à cette simple tâche. Voyez-vous… Il y a eu quelques voix qui se sont élevées contre mes décisions. C’est une chose que tout dirigeant connaît, mais comme j’aspire à l’excellence dans ce rôle, il me faut prévenir toute faiblesse.
Vous surveillerez le Rukongaï, oui, mais le Goteï Treize également, et plus particulièrement ses hauts gradés. Je souhaite savoir tout ce qui s’y passe ; quels lieutenants sont amis, quels capitaines se méprisent, leurs allées et venues, quelles sont les émotions et les liens qui unissent cette fange. Je veux tout connaître de cette boue humaine, en toute heure du jour et de la nuit. »

La lumière revint jouer sur ses lèvres, toute en esquisses et silhouettes.

« Je fais acte de foi en vous donnant cette charge. Inutile de préciser que ma déception serait grande si jamais vous veniez à me faire défaut, Capitaine Serpiente, conclut-elle, bienveillante. »

La Commandante ne parut contrariée par le problème que souleva le nouveau Capitaine, et il passa même sur son visage une espèce de sentiment de satisfaction, comme si, précisément, la conversation se déroulait exactement comme Asuna l’avait escompté :

« Vous n’agirez pas seul, Capitaine Serpiente. »

La Commandante unit ses doigts en un geste de prière, faite à elle-même, à sa gloire, et quelques secondes durant, il n’y eut plus qu’elle en vie dans l’espace infini de son bureau. Lorsqu’elle revint à elle, la tranquillité bestiale peignit de nouveau l’iris de ses yeux ; Asuna sourit :

« Je préfère centraliser l’information en vous chargeant de cette tâche. Par ailleurs, je vous donne un accès immédiat aux dossiers de l’Académie. Vous avez désormais toute la latitude nécessaire pour engager parmi les étudiants ceux qui vous apparaissent comme les plus prometteurs. Choisissez les meilleurs pour cette tâche ; formez-les, devenez pour eux une figure pour laquelle ils mourraient.
Je vous sais peu à l’aise dans le commandement, et pourtant, vous en avez toutes les qualités. Vous réussirez, j’ai entièrement confiance en votre talent.

Puis, la mine absorbée par la réflexion, la jeune femme se perdit encore quelques instants dans le silence, avant de reprendre, sur un ton qui se voulait à la fois complice et amusé :

- Lorsque vos premiers hommes seront prêts, je pourrai leur offrir une liberté de manœuvre conséquente. Il est au sein du Seireitei des invisibles que personne ne remarque jamais, et je le sais en connaissance de cause.
Si vous le souhaitez, nous pourrons à l’avenir remplacer certaines équipes de nettoyage de la Quatrième par vos espions. Par cette fonction, ils pourront circuler au sein de toutes les divisions sans que quiconque n’ait à se formaliser de leur présence.

Soudainement, la Mère quitta son apparat de joyeuseté avec la même brutalité par laquelle elle s’en était drapée ; son expression se fit plus froide, et pâle, et sévère, et ce changement se retrouva dans ses attitudes, plus roides que quelques secondes auparavant.

- Vous attacherez une attention particulière aux Capitaines Karlson, Igarashi et Aokiji, sans toutefois négliger les autres. Je suspecte néanmoins ces trois-là d’être les plus rapides à céder sous la pression.

Le mot s’évanouit lentement sur ses lèvres, qui n’auraient pu mieux empoisonner la vérité qu’en l’instant. Asuna fixa l’haori toujours plié, regarda l’ancien lieutenant têtu, et éclata d’un rire cristallin :

- Ne voudriez pas l’enfiler ? Vous seriez beau avec le manteau de l’autorité. »