Noboru n’était sans doute pas d’accord, mais cela n’était pas important. Pourrait-il lui faire de reproche lui qui le critiquait de ne jamais s’investir alors que, pour une fois, il s’agissait d’un dessein totalement personnel ? Probablement pas. Ou alors peut-être le fera-t-il, en le dégradant ?

« Improbable. » marmonna-t-il en refermant le dossier qu’il tenait jusqu’alors dans ses mains. Du bout de son index il le poussa jusqu’au bord opposé de son bureau, vide de toute superflue présence. Seule tronait une lampe, à la lumière faiblarde. Il n’avait jamais eu besoin de beaucoup plus pour lire, malgré la perte de son œil gauche.

Son invitée ne s’était pas fait longtemps attendre, mais il ne s’en étonna pas. Après tout, il s’agissait là du parfait petit soldat. Rapidité d’exécution. Subordination sans concessions. Sans concessions ? Il le découvrirait bientôt. Le plan était des plus simples. Tester. Tester jusqu’à où la dévotion pouvait mener un être. Le libre arbitre avait-il sa place à la deuxième division ? Il n’en savait rien, cependant ce dont il était sûr c’était que la connaissance elle, devait prôner sur tout. Connaître ses ennemis, mais aussi ses officiers. Tous les sièges devraient donc passer sa petite expérience. Mis à part lui et l’autre bourrin de capitaine, évidemment.

« Rentrez, troisième siège Tamanart. » lança-t-il alors qu’elle ne s’était pas encore annoncée. Son Reiatsu l’avait trahie. Non, soyons précis. La paranoïa du Serpent l’avait poussé à analyser à l’avance celui de toute personne qui se présentait à sa porte. Une sorte de manœuvre de protection, en quelque sorte. La porte ne tarda pas à s’ouvrir, et la jeune femme à se présenter donc à son supérieur.

« Prenez un siège, je vous prie. » lança-t-il en montrant la chaise de sa main. Sans attendre qu’elle ne s’assoie, il continua. « Je vous ai déposé un dossier sur la table. Lisez le attentivement, s’il vous plaît. »

Un nom intriguant était écrit sur la couverture de la chemise en carton. « Projet Eden ». Un nom de scientifique, ronflant, évidemment. Le New Yorkais l’avait choisi exprès. Il l’avait lu dans une œuvre traitant d’eugénisme, pendant sa vie terrestre. "Œuvre" étant un grand mot pour le vilain téléfilm auquel il faisait référence, mais bon …

En quelques feuillets, le sujet était à la fois improbable et terrifiant. Il traitait de la possibilité de laver le cerveau de certains shinigamis pour en faire de réelles machines à tuer en sacrifiant par la même occasion leur volonté. Des pantins à la solde du Gotei 13. Le soldat parfait, en quelque sorte, pour la deuxième division qui avait l’habitude de se salir les mains.

« Conditionnement génétique. » lança-t-il lorsque la jeune femme sembla avoir fini de lire. « Votre mission est simple. Il me faut trois noms. Trois noms de sièges de la deuxième division. Se situant en dessous de votre grade, évidemment, il n’est pas question de faire du Capitaine Kyuusai une bête de foire, il en va sans dire. »

Il était une fois, un jardin magnifique où vivaient un homme et une femme. Un jour, un serpent attira l’attention de la femme sur des fruits d’un arbre. Ces fruits ne devaient pas être mangés sous peine de courroucer le Jardinier. Pourtant, la femme mangea le fruit et eut honte de sa nudité. Elle en donna un à l’homme. Même scénario.

J’ai toujours pensé que ce fruit avait été réellement créé pour ce moment. Pour que ces grands enfants puissent devenir adultes un jour et se confronter au monde, par sa cruauté comme par la merveille qu’il est.

Pourquoi en vouloir à ce serpent et cette femme ?

Pourquoi vouloir revenir au point de départ ? A l’état de corps sans but ?


Ses hommes avaient besoin de se défouler ces derniers temps et plus que jamais, ils faisaient la fierté de la division 2. Comme tout le monde, ils attendaient énormément de la réunion du Capitanat et pour l’instant, la seule personne à presser de questions était Idjouher. Le vice-capitaine n’étant jamais bon compagnon hormis de la solitude. Même si elle n’était pas à l’aise en étant entourée de la sorte, elle comprenait bien les appréhensions des Shinigami : la division 2 n’avait pas plus de but que la division 13 à leurs yeux et bien évidemment, c’était une façon comme une autre de remettre en question leur nature et leurs choix. Et bien évidemment, ce qui leur avait coûté d’être encore vivant. Un Shinigami de la division 2 n’était pas un homme d’honneur. Non, l’ombre et le secret devaient être des lames tenues et c’était leur rôle.

Alors qu’elle finissait de se rhabiller, quelques rudes et bons sièges lui tenaient compagnie, des hommes, le dos tourné bien sûr, entendant patiemment qu’elle soit prête.

- Vous pensez que ça va bouger ?
- Ces maudits Reapers… Il faut bien qu’ils repartent chez eux un jour ou l’autre non ?
- Vous leur donnez plus d’importance qu’ils n’en méritent, messieurs. Contentez-vous de ce que vous avez et travaillez sur ce quoi on peut agir.
- Rien, donc.

Les yeux fermés, Idjouher serra et fixa ses bandages, aplatissant ses formes et couvrant au mieux sa cicatrice.

- Il y a toujours quelque chose à faire. Nous sommes des Shinigami. Sans but, nous ne serions même pas là à parler. Cessez de laisser des étrangers semer le doute dans vos esprits. Ils ne sont ni alliés, ni ennemis pour l’instant. Apprenez des moins braillards d’entre eux, ça sera déjà ça de pris.

Même sans voir leurs visages, la kabyle sentit leur sourire calme, les imita tout en fixant Saif-al-Jawza à la ceinture de son hakama.

- Vous êtes pressée, Tama-san ?
- Je dois aller voir le vice-capitaine Serpiente au plus vite.
- Aie… D’accord. On se disait pourquoi l’entraînement avait été écourté…
- Vous avez bien travaillé. Continuez comme ça, encouragea-t-elle en se dirigeant vers la sortie.

Idjouher n’avait pas besoin de leurs remerciements et pourtant, elle avait bien entendu les bruissements de leurs shihakusho. Ils s’étaient inclinés. Un signe de respect. Qu’avait-elle fait pour le mériter ? Certes, elle s’employait à les entraîner sans relâche, ils n’avaient pas le droit à l’erreur et un jour comme celui-là non plus. Toujours prêts. Toujours à l’affût. Au moindre ordre, une exécution à l’instant même. Elle l’appliquait autant à elle qu’aux autres, devenant un exemple.

Ce qui l’empêchait de se poser des questions inutiles quant à la raison de la convocation du vice-capitaine Serpiente. Aucun doute. Aucun pli. Elle n’en avait pas besoin face à un homme comme lui. Soit noir, soit blanc. Les nuances n’existaient pas dans son monde. Si seulement c’était si simple.

Arrivée à la porte, Idjouher éleva sa main pour toquer mais un ordre l’en empêcha. Il avait un sacré contrôle sur son environnement. Cela ne lui inspirait que du respect mais pour un simple Shinigami, pas étonnant qu’il évoquait que stupeur et tremblement. Calmement et impassible comme à l'accoutumée, elle entra, ferma la porte derrière elle et comprit bien vite qu’elle n’allait pas pouvoir parler ne serait-ce que pour le saluer. Elle jeta un rapide coup d’œil à la tenue de la pièce puis s’assit en prenant le dossier pour le lire et reporta son analyse sur le bureau pour plus tard.

Le projet Eden.

Un nom terrien, pas du Gotei.

Il en était forcément l’instigateur.

Au fur et à mesure de la rapide lecture, Idjouher sentit un air de déjà-vu. Le conditionnement était déjà un projet qu’avait effleuré la division 12. Le mot éthique avait eu enfin le dernier mot. Ici, il n’avait aucun pouvoir. Ni même un semblant d’existence, on le sacrifiait et on devait vivre avec.

Alors qu’il parlait de sa mission, Idjouher laissa son regard revenir sur les mots-clefs histoire de faire tourner un possible scénario. Cela fonctionnerait ?

La réponse était si évidente que cela ?

- Ce projet est une pâle copie des modsouls, les âmes factices mais avec une marge d’erreurs plus conséquente. Ce projet est quasiment mort-né, vice-capitaine Serpiente. Autant vous dire que je ne sacrifierai pas la vie de nos hommes pour un tel projet. Un conditionnement serait la clé de notre perte. Si tous nos hommes se comportaient exactement de la même manière, il serait bien plus aisé de nous renverser surtout qu’on ne peut pas tout prévoir. Certainement pas au sein de notre division, monsieur.

Lentement, Idjouher ferma le dossier et le remit pile à la place où elle l’avait découvert.

- Le projet Eden existe mais on l’appelle le Repère des Asticots. Les mots de ce dossier, je les vois tous les jours. Et tous les jours, j’entraîne nos hommes pour que jamais ils ne les connaissent, monsieur.

Elle ne semblait pas apprécier outre mesure de se situer en cette position, arguant que le projet n’avait pas lieu d’être, car copie de celle des mod souls. De plus, cette ébauche de dossier remettait en question tout son travail avec la division, et quelque part, c’était surement cette partie qui la dérangeait le plus. Le Serpent n’en avait cure. Il devait la soumettre à ce test pour savoir à quoi s’en tenir à son sujet.

« Nos hommes ? » releva-t-il quasiment aussitôt avec un ton faussement agacé. « Ce ne sont ni mes hommes, ni les vôtres, ni même ceux du Capitaine Kyuusai, troisième siège. Ce sont des hommes qui appartiennent à l’armée, tout comme nous. Sachez faire la distinction. »

Elle ne voyait peut-être pas la différence, mais lui la voyait. Ils n’étaient eux-mêmes rien d’autre que des pions, et croire qu’il en était autrement était se tromper. Si l’armée exigeait qu’ils se sacrifient, alors ils devraient agir en conséquence, ou refuser l’ordre et en assumer les conséquences. Et elles n’étaient, en général, pas très ragoûtantes.

« D’ailleurs, il ne me semble pas avoir demandé votre avis sur le dossier. Je n’ai fait que vous fournir les documents pour qu’en retour vous me donniez un avis constructif. Vous travaillez d’arrache-pied avec eux, alors qu’ils ne sont que des noms et de numéros à mes yeux. Vous êtes la plus qualifiée pour ce travail, que vous le vouliez, ou non. » L’argument se tenait, à première vue. Sauf qu’elle ne pouvait pas savoir que l’assassin connaissait chaque dossier sur le bout des doigts. "Mon dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge !" disait Molière. Il lui laissait cette maxime, et préférait se charger de tout le monde.

« De plus, troisième siège, l’ordre vient d’assez haut pour qu’on ne tolère aucun délai, et encore moins un refus. Si vous veniez à ne pas me fournir de nom, je me verrai dans l’obligation de mettre le vôtre en première ligne, ainsi que ceux de deux autres membres de mon choix. » ajouta-t-il d’un ton sec, aussi froid que la mort. La menace avait beau être factice, il n’en restait pas moins dur. Dans son rôle, jusqu’au bout, le Serpent montrait enfin ses crocs. Il n’avait rien contre le fait qu’on lui tienne tête, surtout quand il jouait un rôle d’agresseur de la sorte. Il espérait cependant qu’elle le fasse avec plus de tact et de diplomatie qu’elle ne venait d’employer.

« Vous pouvez disposer, j’attends ces trois noms dans la journée. » conclut-il, en rebaissant ses yeux sur un autre dossier qu’il venait d'ouvrir devant lui. Il ne savait pas à quoi s’attendre, mais en tout cas, il savait qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même désormais. Noboru n’était pas disponible dans ce délai ; il s’en était assuré lui-même, en vérifiant ce qui lui servait plus ou moins d’agenda.

Une lame qui appartenait au Gotei et pourtant, tout au long de sa vie ici, un homme avait vu autre chose en elle, persuadé qu’un grain de sable pouvait faire la différence. Il ne s’agissait pas de défier, il ne s’agissait pas de briser. On présente des armes, autant faire d’elles siennes. Il y avait du vrai et du faux dans les dires du vice-capitaine Serpiente, un homme qui avait besoin d’absolus pour jauger et se parer à toutes les éventualités. Ils n’avaient jamais autant parlé ensemble et une voix chantante et riante en elle lui disait que ce dossier n’était certainement pas l’ordre du jour.

Des lames dans la nuit. Et pourtant, Idjouher ne voyait pas de numéros mais d’esprits voulant aiguiser au mieux pour combattre les ennemis du Gotei 13. Oui, ce projet était et serait toujours inutile. En discuter avec son vice-capitaine ne servait strictement à rien. Prouver qu’un projet était un échec devait passer par des tests afin de prouver que son avis était le bon. Cependant, cela l’ennuyait profondément de mettre en pâture trois hommes qui avaient toutes leurs chances en gardant leur libre-arbitre.

Et sa famille ? Que penserait-elle d’elle ?

Tout le monde avait un choix à faire et c’était pour ça qu’elle avait un siège. Même devant un opposant qui devait être un allié sur le point de la tuer. Cette résolution dans son regard ne lui permettait pas ce doute et il ne pouvait pas perdre plus de temps pour un simple ordre. Oui, des noms, des numéros. Des résolutions, des envies, tellement de choses. Qu'il l'ignorât ou pas, l'un n'empêchait aucunement l'autre. Idjouher ne pouvait se laisser intimider même si c'était justifié ne serait-ce que par un grade supérieur au sien.

Qu’il tente de parler de point de vue ou pas n’avait aucune importance. Elle se remit bien droite, debout, au garde-à-vous, toujours le visage impassible. Elle n’allait pas avoir peur de lui, Idjouher s’était bien gardée d’avoir peur de son propre camp, si on devait avoir peur, ce serait seul et à l’agonie. Point.

- Monsieur, je suis désolée de me montrer insistant mais je souhaite me porter volontaire pour ce projet, s’il vous plait. Quitte à montrer qu’il n’a pas lieu d’être, j’aimerais avoir la chance d’en être la preuve vivante, monsieur.

Elle n’allait certainement pas partir sans se battre un minimum pour faire reconnaitre son point de vue. Quel genre de leader ne se battrait pas jusqu’au bout ?

Serpiente soupira, et regarda sa subordonnée avec un regard triste. Il n’était pas sur de si elle avait réussi ou non cet examen, mais il avait emmagasiné assez d’informations pour ne plus devoir la maintenir en ces lieux. D’un côté, elle avait eu la force d’imposer son avis, ce qui était un trait de caractère qu’il appréciait, mais à la moindre petite difficulté, elle s’était effacée- peut-être trop ? – logiquement. Puis, elle ne s’était pas opposée à sa présence dans la liste des trois noms, et cela pouvait être lu de différentes manières.

Elle acceptait son rang et son rôle, ainsi que les responsabilités qui en découlaient. Cependant, elle aurait tout aussi bien pu faire de même sans pour autant se mettre dans cette position difficile. Peut-être avait-elle voulu lui montrer qu’elle n’avait pas peur de devenir l’abhérration dont il avait parlé quelques minutes auparavant ? C’était peu probable. Personne ne désirait perdre ce qui faisait de soi un être à part entière. La vision d’une perte d’identité était peut-être le pire des sentiments pour nombre d'anges de la mort, encore plus pour ceux qui, comme eux, avaient gardé un grand nombre de souvenirs de leur vie terrestre.

« J’en prends bien note, troisième siège. J’attends les deux autres noms au plus vite. » ajouta-t-il en concluant la représentation d’un ton aussi monotone que calme.

Il avait lu son dossier et savait qu’elle était une sorte de matriarche. De son existence dépendait celle d’autres personnes. Les autres shinigamis de la deuxième, déjà, pour qui elle était devenue bien plus qu’un compagnon d’entrainement. Elle était celle qui les avait entraîné, dépassant ses fonctions pour le bonheur de bon nombre d’instructeurs. Pour sa « famille » ensuite, pour laquelle elle semblait être une sorte de ciment, permettant qu’elle ne se désagrège pas sous le poids de cette existence morne que pouvait devenir celle des âmes.

Elle avait sacrifié tout ceci, juste pour éviter un sort peu envieux pour l’un de ses subordonnés. C’était peu acceptable, et le Serpent devait être sur que, en temps voulu, elle comprenne cela. Les gradés n’étaient pas sacrifiables, contrairement aux autres shinigamis. On pouvait abandonner un pion, mais pas un cavalier ou un fou.