Le périple se poursuit. Ce qui semblait n’être qu’un banal voyage devint au fil des semaines une véritable épreuve d’endurance, à tel point que l’objectif lui-même semblait chaque jour plus inaccessible. Et pourtant, au cœur de l’immensité désertique propre à ce monde irrémédiablement creux et vide le convoi marquait les dunes de son passage. Une interminable balafre pour seule preuve de leur présence en un temps donné, avant que le cœur de désolation ne balaye finalement l’outrage à sa majestueuse pureté. Parfois le sillage tel un organisme végétal complexe se divise, creuse de minuscules sillons épars et se regroupe. Parfois l’immaculé manteau se pare de rouge, et chante une douce mélodie chaotique où cris et gémissements se perdent dans l’infini silence. Parfois une lueur, faible, crève la noirceur du tableau en y apportant une touche de chaleur éphémère mais bienvenue. Le cycle se perpétue ainsi des jours durant, sans que la moindre menace ne pèse sur le moral des troupes, sans que la meute ne soit un tant soit peu inquiétée. Les sœurs progressent et protègent leur idole Sainte, qui ne daigne leur adresser la parole qu’en cas d’extrême nécessité. Aussi lorsque les premiers pans de roches commencent à habiller le paysage habituellement pauvre et sobre du Yermo, son humeur se prête davantage aux échanges et les langues s’animent de nouveau. Pour leur plus grand bonheur.

- Tout cela est donc vrai. Pour autant, en sera-t-il de même une fois ces remparts franchis ?

A ces mots le regard unique de la Pincipessa pivote et contemple l’étendue impassible qui les précède. Tant de chemin parcouru, de cadavres jonchant le sable. La distance est telle qu’à l’horizon ne se dessine rien d’autre qu’une vague ligne horizontale. Las Noches, siège de sa haine et de ses tourments n’existe plus, ne la nargue plus de ses hautes flèches. Une forme de sérénité la gagne, et se mélange à la crainte grandissante de l’inconnu. Qu’adviendra-t-il de leur misérable existence lorsque les prédatrices fouleront le sol d’un royaume encore vierge de leur méfaits ? Deviendront-elles les proies ?

*Nulle raison d’être à ce point préoccupée Mère, notre discrétion est un art que peu de monstres égalent en ce monde. Il vaut mieux apprendre à craindre celui qui n’a pas de visage et fuir ainsi le regard toujours plus pesant de vos innombrables bourreaux.*

Betty, comme souvent, voyait au-delà des mots. Ce qui n’empêcha malheureusement Stup d’en rajouter, à sa manière. Si ses pulsions charnelles et sa gestuelle équivoque souvent discréditaient son argumentation, celle-ci pointait juste. Mais en de trop rares occasions.

- Trouvons quelques beaux mâles à rallier, une armée de prétendants oui. Virils et forts, qui briseraient nos reins avant de s’en prendre à l’échine du Roi Guignol !

- Je ne suis, hélas pour toi, venue ici dans le but de me faire engrosser jusqu’à ce que mort s’en suive. Mais l’idée d’une alliance est pour le moins… Intéressante. Que l’idée émane de toi me surprends…

Doucement, le requin nagea en direction de sa promise et, du dos de la main lui offrit une caresse à la fois maternelle et aimante. Entretenir leur dévotion n’était guère plus d’actualité maintenant que sa haine s’était muée en franche affection à leur égard. A la fois mère adoptive, bourreau et amante Daestra savait quel rôle endosser et quand. Celui de l’esclavagiste mourut peu de temps après sa rencontre avec le colosse Riful, celle-là même qui lui avait appris l’existence de ces lieux. Une réserve immense habitant quantité de Hollows aussi voire plus puissants qu’elle. Que demander de plus, lorsque votre nature vous pousse à repousser les limites du danger et s’en repaître. Il n’existe pas de meilleur repas.

- Mes filles, un grand festin nous attend.

Et de prendre à nouveau la tête du cortège, le pas leste. Le sourire aux lèvres.

Au-delà des remparts se dresse une gigantesque forêt de Quartz aux dimensions inconnues et allures diverses. Parfois menhirs semblant chanter et se murmurer d’indicibles songes, parfois chaîne de montagnes embrassant le ciel d’encre, parfois sculptures cousines des végétaux que l’on trouve sur Terre. Le paysage, contrairement à son voisin désertique est ici saturé d’éléments. D’odeurs, de marques. Cet univers grouille d’une vie aux multiples visages. Et parmi cette cacophonie spirituelle se meut une bulle de silence qui, à chaque pas s’enfonce dans le décor tout en attirant sur elle l’attention d’êtres invisibles mais bien présents. Les ombres se dessinent quelques fois entre deux troncs ciselés et disparaissent aussitôt. La clameur s’intensifie, gronde aussi, face à ce qui ressort comme étant une intrusion fortuite. Chose d’autant plus rare en ce royaume que les rares individus ayant sans doute jadis vu de leurs yeux l’envers du manteau supposé infini ne sont, pour autant que l’on sache, jamais venu témoigner de la découverte. Exception faite bien entendu des créatures directement issues de l’Eldorado. Comme Riful, et d’autres. Que fallait-il donc en conclure ? Probablement qu’ils sont tous morts, que cette curieuse attention à leur égard s’est subitement transformée en traque. En embuscade, en mise à mort. En jeu, qui malheureusement ici ne saurait s’orchestrer sans accord préalable. Après tout, Ils avaient désormais affaire à une véritable meute. Des maîtres en la matière.

*Inespérées convives… Au banquet du trépas…*

Petite comptine macabre chuchotée plus que chantée, traversant le groupe telle une froide brise hivernale avant de mourir loin devant. Si elle engendre surprise et stupeur, elle précède et se fait surtout accompagner d’une autre forme d’irruption volontairement nimbée de mystère. Sentant une présence approcher la Matriarche se retourne, prête à bondir. Au lieu de quoi elle assiste impuissante, à l’arrivée d’une foule dansante. Jeunes hommes, filles, bambins partiellement dénudés trottent, tournoient, bousculent. Leurs rires et chants n’ont de sens, ne s’articulent sur une bouche puisque de toute évidence ils n’en possèdent pas plus que le reste du visage. Et pourtant on devine la joie lorsque se tourne vers Daestra une figure lisse, impassible, vierge, d’où jaillit une moquerie enfantine produite par on ne sait quel miracle. Ils sont nombreux, curieux. Certains ne font que poursuivre la comptine, d’autres ralentissent à proximité de telle ou telle chasseuse. L’une des apparitions va même jusqu’à frôler Stup, qui aussitôt se braque et la repousse. Sa main traverse alors le torse partiellement couvert du bambin lunaire qui, à mesure qu’un hurlement de douleur sincère se met à crever la sérénité de l’instant se dissipe en un souffle avec le reste des gamins apeurés. Ne reste plus enfin qu’une brume englobant la meute, et en son centre une victime se tenant vigoureusement le bras dont la peau d’albâtre se nécrose à vue d’œil.

- Putain mais c’est quoi encore ce truc de merde ??

- Un affront. J’ai prévenu, tantôt. Ce n’est pas en les repoussant, que nous gagnerons leur confiance. Cesse de gesticuler maintenant, je m’en occupe.

L’hybride approche, se place derrière sa fille souffrante et l’entoure de son corps faussement nu. Réconfortante. Son escadrille d’acier après réception du signal s’extrait du sol où elle demeure habituellement afin de surveiller le groupe, et vient aussitôt recouvrir la zone blessée. Puis le bras tout entier. La crispation de Stup laisse bientôt place à la jouissance. Celle de voir la torture s’achever sous les coups réguliers d’une pulsation bienfaitrice. Et pendant cette phase de récupération, pendant que les autres scrutaient alentours, pendant que la Mère sondait l’infini. Pendant ce temps, un hôte se forma dans la brume. Un sourire, deux yeux. Rien de plus. Rien de plus qu’un murmure, aussi.

*Je vois ce que je mange… Peut-on toutefois affirmer que je mange ce que je vois ?*

De toute évidence, un festin. Mais pour qui ?

Leur hôte mène la dance, s’entoure des bambins qui chantonnent un air incompréhensible. Les fantômes sans visage s’éloignent, le maître tend la main dans leur direction et invite silencieusement la meute avant de disparaître à son tour. Daestra reste un instant figée puis, sujette au doute s’interroge sur les réelles motivations de ces créatures. Le danger n’est point fable en ces terres inconnues, aussi s’offrir au premier venu serait peut-être imprudent. Mais qu’en sera-t-il en cas de refus ?

Hésitante, la Mère se tourna finalement vers ses filles dociles et bienveillantes. Chacune tentait à sa manière de réconforter leur sœur outragée, qui déjà se remettait de son malheur. Lisant à travers le masque creusé dans l’ivoire comme dans un livre imagé Betty prit les devants et ordonna aux autres de se remettre en position. De toute évidence les amazones arpenteraient bel et bien ce canyon à leur guise, sans se cacher ni offusquer les monstres qui y habitent. L’un de ceux-ci ne venait-il pas de les inviter au cœur de son royaume en les priant d’accepter de rompre le pain en bonne compagnie ? Le convoi s’engagea donc à la suite des spectres, tâchant de ne pas se perdre en route. Devant eux un dédale de roche, de passages étroits et d’avenues sauvages. Un paysage hostile, austère que le chant lointain tentait désespérément d’égayer. A défaut d’attendrir leurs esprits, celui-ci fut d’un grand secours en matière d’orientation. Si bien qu’il ne fallut guère plus qu’une vingtaine de minutes avant de rattraper l’écho, qui les fit déboucher sur une plaine fortifiée.

Une sorte de bulle stérile, de trou creusé dans l’épais manteau de roche au centre duquel se dessinaient vaguement plusieurs structures érigées par quelque esprit savant. L’ouvrage n’aurait su faire concurrence à la gigantesque Citadelle au cœur du Yermo et pourtant, voir en de tels lieux ce semblant de civilisation organisée les coupa soudainement de l’action. L’hybride, de ses yeux caves contempla sans mot dire, et s’enquit de sonder le moindre recoin. Ce qui, au bout d’un moment, la laissa songeuse. Soucieuse même. Les ondes, imperceptibles, se propagèrent jusqu’aux confins de la zone habitée. Mais lorsqu’elles lui revinrent, ce fut pour dépeindre un environnement flou, fantasque et mensonger. A l’image des fantômes, l’endroit semblait n’avoir aucun réel visage mais une forme bien présente en un sens.

Toujours pour ne pas brusquer le seigneur de ce mirage, elle ne daigna toutefois pas en informer ses filles qui de toute manière, préféraient visiblement fouiner dans leur coin avec une insouciance déconcertante. Tandis que l'une jouait déjà avec certains des enfants lunaires, une autre finissait de dorloter la comédienne agonisante quand une dernière, toujours la même, se contentait de suivre les pensées de sa mère en acquiesçant d’un haussement d’épaule. Les deux télépathes scrutèrent ensemble l’hôte qui s’approcha, accompagné d’une ribambelle d’enfants aux mains chargées de diverses choses.

*Nous allions justement dresser la table. Que diriez-vous d’y participer, prendre place, festoyer en notre compagnie ?*

Ses mots raisonnaient avec douceur, englobaient son monde tout entier. Trop bruyants pour n’être que le fruit d’un lien télépathique et pourtant son visage était aussi vide que celui des autres alentour. La Principessa s’y reprit à deux fois avant d’accepter aveuglément son offre. Son cœur ne décela aucun mensonge ni tromperie dissimulée, toutefois ses sens restèrent en alerte un long moment. Que risquait-elle finalement ? S’il s’agissait là d’un piège, les choses tourneraient certainement en sa faveur. Qui oserait craindre un groupe de femelles, de vagabonds primitifs errant sans but en plein cœur du canyon ? Qui sait seulement ce que représentait le tatouage que l’une d’elle arborait sur son fessier, à la vue de tous ?

D’un air faussement détendu, coopérative, Daestra finit par acquiescer et remercier son hôte d’une telle attention. Tous se dirigèrent alors au centre de la plaine, où déjà s’affairaient nombre de convives.

Il les mène devant une vaste table drapée de soie où d’innombrables plats s’entassent, attendant qu’une main affamée se les approprie. Leur abondance n’a d’égal que le charme qui s’en dégage, car tous sont d’une infinie beauté à l’œil et ne laissent planer aucun doute sur les saveurs fantastiques qu’ils hébergent en silence. La meute contemple ainsi ce spectacle divin de longues secondes, sans mot dire, et sous le regard amusé de la foule enfantine. Le patriarche siège au sommet d’une colline, avachit sur son trône de pierre. Son visage se dessine là où tantôt ne se présentait qu’une vierge façade immaculée. Un sourire goguenard, il se contente lui aussi d’observer la scène et espère sans doute que ses invitées d’honneur prendront l’initiative de la célébration. Mais il n’en fut rien.

La Principessa, absorbée dans son analyse, nota quelques détails qui finirent de la perturber au point que son cœur dans un excès de paranoïa légitime se mit à lui chuchoter d’agir avec prudence. D’étranges bruits se mêlaient aux rires des chimères infantiles, certaines silhouettes instables laissèrent même une empreinte peu rassurante. En un battement l’un se métamorphosait parfois en monstre, l’autre en animal fantastique ou cadavre animé. Croyant à un mirage l’hybride ne s’y attarda pas et dans un élan de confiance malvenue fit signe au reste de la meute. Toutes se dirigèrent alors au centre de l’estrade et, après s’être réparties aux divers coins de la table prirent place aux cotés des enfants lunaires. Là, le maître des lieux tendit doucement son bras au-dessus de ses convives puis, sur un ton amical déclara l’ouverture du festin.

Les filles ne se firent pas davantage prier, pas plus que leurs voisins dont le masque s’ornait maintenant d’un orifice. Le même phénomène précédemment observé par la Matriarche qui resta, elle, impassible devant ce buffet somptueux. Elle n’avait clairement pas l’intention d’honorer ce repas, son corps le lui avait interdit dès lors qu’elle s’était mise à sonder les parages pour en récolter nombres d’informations imperceptibles pour le commun de ses semblables. Une énergie malfaisante était à l’œuvre, quelque part, et cela ne sembla pas perturber le seigneur présent au banquet de ce soir. La marque grandissante du mal s’accompagna en de rares occasions de bruits parasites, de mouvements imaginaires, de rires silencieux. Lorsqu’elle se risqua à libérer une parcelle de son énergie dans le but d’accroître sa perception des choses, aussitôt ses sens furent submergés de toute part.

[…Ahahah…]

[...sssssss...]

[...Et bang !...]

[…fameuse paire de miches qu’elle porte…]

[...]

[…Allez !...]

[...Frrrh...]

[…l’empaler jusqu’à ce qu’elle me…]

[Twinkle twinkle lil shark]

[...Khaaaaaaaaaaaan...]

[…D’où ça tu dis ?...]

[zzzzzzzz]

[…Deux fois c’te s’maine…]

[…où y’a pas d’tolérance ?]

[...]

[…Trois pour le caillou…]

Les paroles, pensées et gestes dissimulés sous le voile déchirèrent son esprit. Elle venait de pénétrer dans une pièce noire de monde après une éternité de silence, et cette agression fut d’une ampleur telle que Daestra se mit à suffoquer tout en parcourant la table de ses orbites caves étonnement expressives. Le brouhaha devint plus net, s’imposa davantage. Ses ondes ne lui renvoyaient plus qu’une bouillie de formes, et de cris hostiles. D’innombrables fils tissaient la toile sur laquelle se jouait une scène festive au premier abord, mais plus sombre lorsqu’on finit par en gratter la surface.

Chacun des convives revêt l’apparat des bêtes, réminiscence figée mais instable retenue sur ce seul plan par un lien spirituel. Et cette nasse se regroupe au-delà des têtes jusqu’à rejoindre une source évidente. Le trône, et son seigneur. Sorte de marionnettiste des illusions qui par vice ou altruisme s’amuse avec ses invités, les enferme au centre d’une bulle protectrice avant de les combler. Mais dans quel but ?

Le visage de l’hybride se crispe. Elle tremble, surexcitée et agacée par cette découverte mais également du fait du vacarme qui l’entoure. Consciente désormais qu’il se trame quelque chose, elle se redresse péniblement et fixe, poings fermés, le reste des convives qui se tournent finalement vers elle. La pression se fait plus pesante. La plèbe costumée ne cache pas sa stupeur, un sentiment de peur panique germe en eux. Le sol, les plats, l’argenterie s’anime et tremble à son tour. Sans relever la tête Daestra fixe intensément le seigneur du brasier rougeâtre naissant au creux de son abime jumelle. Une première onde concentrique soulève brièvement le monde. Puis, après une profonde inspiration le prédateur ouvre grand ses mâchoires hérissées de pointes avant d’adresser aux convives son plus infâme hurlement. L’appel strident déchire le voile onirique, surprenant au passage un groupe de Hollows qui s’apprêtait déjà à les mettre en pièces. Ses filles ont peine à réagir, et assistent hébétées à la scène improbable qui se jouent devant elle. Seule Hammer paraît déçue de voir son repas disparaître ainsi, les autres constatent la supercherie et tentent de comprendre.

Hmmm… Grossière erreur mon pote…

Et de disparaître aussitôt dans un nuage pourpre, ne laissant que son escadrille et sa meute pour combler, à leur manière, ces invités de dernière minute.