« Ah bah, zut, je m’ai perdu. »

Ca faisait déjà plusieurs semaines qu’Alvaro s’était perdu, mais il ne s’était jusqu’alors pas résolu à l’admettre.
En plein Yermo, les repères visuels sont assez limités. Un arbre mort, une dune bizarrement formée et une tache de sang, voilà tout ce qu’il avait croisé de notable depuis plusieurs jours. Enfin, jours… La notion de jour était difficile à déterminer dans un monde où régnait une nuit perpétuelle.
Seule silhouette tranchant avec la rondeur des montagnes albâtres de sable, écorchure noire dont le sommet luisant à la lueur de la lune, Alvaro était la seule âme à des lieues à la ronde. Et il était loin, très loin de Las Noches.
Et pourquoi cela ?

« Tout ca c’est de ta faute, Terceraaaaaaaa ! »

Son poing levé vers les étoiles, il maudissait depuis plusieurs heures déjà celle qui l’avait, selon lui, mis dans un tel pétrin.
Mais en fait, il s’y était fourré tout seul. Comme d’habitude.

Le seul tort de Daestra – tel était le nom de la Tercera, que Alvaro avait déjà oublié – avait été de lui présenter son seul et unique ami : un ami fait de milliards de milliards de cristaux de quartz, d’une taille incommensurable et d’un vide équivalent. A sa demande d’amitié, elle l’avait, comme on dit poliment, envoyé sur les roses, même si le Chef de l’Exequias savait que ce n’était pas l’expression qu’elle aurait employé. Désemparé, le Bouffon avait eu la pire réaction possible face à un rejet : il s’était entêté.
Et du coup, en la poursuivant, il avait fini par se perdre.

Non seulement il errait depuis très longtemps, mais en plus, il n’avait rencontré personne depuis le début de son exil involontaire. Cette escapade lui rappelait de plus en plus les longues années qu’il avait passé seul à arpenter le désert à la recherche de compagnons, qu’il finissait toujours par anéantir – il avait alors la mauvaise habitude de libérer sa Resurrección pour épater la galerie, et la massacrer involontairement du même coup. Cette sensation de retour en arrière lui était des plus désagréables, et la solitude l’était encore plus.

« Mais n’y a-t-il personne dans ce désert ?! »

Ce n’était pas la première fois qu’il poussait cette exclamation. Mais ce fut la première fois qu’on y répondit.

« Ca m’arrangerait, au moins je pourrais pioncer peinard ! »

Alvaro se tourna, le sourcil inexistant levé, vers la dune à l’origine de la vindicte. Le sable se souleva et coula comme de l’eau, révélant un Hollow particulièrement imposant. L’Arrancar était minuscule en comparaison du géant. Il n’eut même pas la présence d’esprit de se demander comment il n’avait pas pu déceler la moindre présence d’un Hollow aussi immense.

« Ah ! Bah quand même, un peu de compagnie ! Je me disais : quand même, en dix ans, le Yermo s’est pas vidé ?
« Tu as de la chance que j’ai mangé plus que mon soûl, parce que sinon, je n’aurais pas dit non à une petite chips comme toi.
« Attends une seconde. J’ai bien entendu ? Tu arrives à caler un estomac aussi gros que le tien ?
« Tu l’as dit toi-même : cette partie du Yermo est vide. Il a bien fallu quelqu’un pour la vider, hum ? »

Le géant ricana grassement. Il devait dépasser facilement la dizaine de mètres. Difficile de distinguer son minuscule visage, réduit à un rond blanc, unique étoile dans le noir de sa carrure visiblement couverte d’une fourrure sale et décrépie.

« Et t’es qui, au fait ?
« Retozadore. Plus ancien des Hollows.
« Sans rire ?!
« Je n’en ai pas connu de plus vieux que moi, et j’en ai connu beaucoup. Donc, à priori…
« Mais c’est trop chouette ! Je peux t’appeler “Papy” du coup ! »

Alvaro s’élança, bras ouverts, pour enlacer ce parent qui n’avait pourtant aucun lien du sang avec lui. Retozadore le repoussa d’une pichenette. Son index était presque plus grand que l’Arrancar. Ce dernier vola en arrière et se ramassa dans le sable, son humeur pas le moins du monde entachée.

« Je commence à me dire qu’un petit digestif de ton espèce ne serait pas une mauvaise chose… Plus c’est petit, plus c’est pénible.
« Et pourtant, de là où je viens, je suis plutôt grand !
« Et tu viens d’où, petit emmerdeur ?
« Las Noches ! Tu connais ?
« Las Noches. Oui. Je connais le Palais de la Nuit. »

Alvaro avait mal au cou. Il n’était pas habitué à avoir à lever autant la tête pour voir son interlocuteur. Heureusement, celui-ci s’installa plus confortablement et abandonna la position debout pour s’asseoir, provoquant un petit séisme et des avalanches de sable tout autour d’eux.

« Et j’ai toujours pris grand soin de l’éviter ! Déjà, à l’époque de Barragan, je flairais le piège à couillons, mais avec l’arrivée du Shinigami…
« Qui ? Aizen ? »

Le simple fait de se souvenir de cet obscur nom, qu’il avait entendu à de nombreuses reprises sans pour autant parfaitement assimiler le personnage qu’il représentait, et arriver à assimiler cette information au mystérieux Shinigami évoqué par la montagne blanche était un exploit pour Alvaro. Son cerveau court-circuita un instant, pour se remettre de l’effort. Il ne comprit donc pas vraiment ce que lui répondit son interlocuteur.

« Ah, Aizen ! Ils m’ont bien fait rire, avec cette histoire. Ils se prétendent plus évolués que les Hollows de base, et il suffit qu’un type tape plus fort qu’eux et ils sont tous à ses pieds. Et il peut bien être Shinigami, cela ne les dérange pas ! Quelle hypocrisie. Barrangan qui se soumet… Lui qui était si fier ! Je suppose qu’Aizen doit se lasser sur son trône à régner sur du sable et des larves.
« Aizen ? Ah bah non, il est crevé, informa Alvaro, qui venait de reprendre le fil de la conversation.
« Vraiment ? Cela fait combien de temps ?
« Pfouuuuuuuuu, j’saurais pas dire ! Au moins vingt ans ! Minimum !
« Je ne pensais pas que cela faisait si longtemps que je m’étais tenu loin du Palais.
« C’est Grimmjow le boss maintenant !
« AH AH AH ! »

Le rire de Retozadore était comme une succession de coups de tonnerre, qui violaient les tympans et faisaient trembler les fondations du sol. Alvaro en tomba à la renverse.

« Le bébé tigre, Roi ? Tu m’as presque eu ! »

Alvaro passa plusieurs minutes à convaincre le géant, qui refusait d’admettre qu’aucun être censé n’obéirait à celui qui fut Sixième Lame. L’Arrancar jura et cracha, promettant sur les têtes de tous les gens qu’il connaissait. Son sérieux inhabituel et sa ténacité eurent raison des certitudes de Retozadore, qui finit par le croire.

« C’est une aberration. Avoir un Roi est déjà en soit ridicule, nous qui ne sommes que des animaux doués de parole.
« Ca m’rappelle la Tercera, c’que tu me dis.
« La Tercera ? Hallibel ?
« Non. Daestra.
« Les effectifs ont donc été revus. Mais… Comment se fait-il que tu connaisses l’Espada ?
« J’suis le Chef de l’Exequias moi ! Et ouais ! »

Alvaro s’était attendu, comme bien souvent lorsqu’il faisait ce genre de révélation à ses pairs, à des rires moqueurs. Mais il n’en fut rien. Retozadore le regarda, avec un éclat amusé dans les yeux certes, mais également une certaine bienveillance. Ou alors était-ce un regard affamé ?

« Ben voyons. C’est vrai que tu as tout d’un Chef des Funérailles.
« J’suis sapé en noir !
« Exactement. Un vrai croque-mort.
« Tiens d’ailleurs, je me demande comment ils se débrouillent sans moi, ajouta Alvaro en regardant derrière son épaule… bien que le Palais ne soit en réalité sur sa gauche.
« Ils sont sans doute perdus, j’en suis sûr. Au premier regard, c’est évident que tu es un élément indispensable.
« Oh oh oh, c’est gentil mais exagéré ! s’amusa le Clown qui ne comprenait pas qu’il était l’objet d’une raillerie à peine dissimulée. Mais c’est vrai que Grimmjow m’a nommé en personne, donc j’imagine que… »

Retozadore avait du mal à retenir son fou-rire. Il s’était bien habitué à la solitude, mais ce genre de freluquet lui faisait un peu regretter son isolement. Rire était bon. Restait à savoir si la viande de l’humoriste le serait également. Mais pas tout de suite… Il voulait encore profiter de cet idiot qui mentait comme il respirait, mais avec tellement d’aplomb qu’il en devenait drôe.

« Oui, si le Roi lui-même t’a intégré dans ses rangs, c’est que tu dois être exceptionnel.
« Bof, les Arrancars c’est assez commun, maintenant.
« Tu es donc un Arrancar ?
« Un peu, ouais !
« Dommage, jusque là, tu étais presque crédible. Mais ne me prends pas pour un idiot : un Arrancar n’a plus qu’un fragment de masque. Le tien est entier.
« Ouais, c’est bizarre, mais hé, c’comme ça ! Je peux l’enlever et ca libère ma Resureccion, en fait. Enfin, je crois. J’ai jamais bien compris.
« Tu es ridicule, mais ca me plait. Enlever ton masque à volonté ? Si seulement c’était si simple, nous serions tous Arrancars.
« J’te l’ai dit, je suis exceptionnel ! Moi, je l’enlève quand je veux, et je le remets après !
« Très bien, montre-moi. »

Alvaro s’affaissa légèrement. Retozadore se pencha vers lui. On aurait dit une vague blanche prête à s’abattre sur la silhouette immense, qui fixait ses pieds, en proie à un dilemme. On lui avait souvent fait le coup du “t’es pas cap” et il ne savait que trop bien comment cela finissait.

« Je… je peux pas.
« C’est bien ce que je pensais.
« Non ! Je peux, mais je peux pas ! Je veux dire… Si je le fais… Tu vas mourir ! »

Nouvel éclat de rire. Alvaro reçut des postillons gros comme des melons, qu’il essuya du mieux qu’il put. Le colosse se frappait les cuisses du plat de la main, ajoutant à la cacophonie de sa voix tonitruante. Alvaro commençait à se sentir vexé.

« Toi… Ha ha ! Me tuer !
« Bah, y en a quelques uns qui ont survécu. Genre, Dark. Mais globalement oui, ca finit par un tas de cadavres et moi, tout seul au milieu des morts.
« Tu sais quoi, gamin ? Je te prends au mot. Vas-y.
« Mais j’veux pas que tu meures !
« Ecoute petit, j’ai survécu au temps, à l’ennui, à la famine, à la solitude, j’ai survécu à Barragan et à Aizen, et même à t’en croire à Grimmjow, bien que ce ne soit pas vraiment un exploit. Je suis vieux et je suis prêt à tout. Epate-moi.
« Mais… !
« Montre-moi ou je ne t’indique pas où se trouve Las Noches. C’est ça ou tu restes à errer dans le Yermo. Ou éventuellement dans mon estomac. »

Alvaro eut une moue d’incertitude. Ce grand dadais était-il capable de lui survivre ? Arriverait-il au moins à contenir la puissance de sa Resureccion, cette forme qui le laissait généralement épuisé et amnésique, qu’on lui avait décrite sans que l’Arrancar ne parvienne à savoir si on se foutait de sa tronche ou non ? En même temps, il était grand. Très grand. Plus c’est grand, plus c’est fort, en général ! Plus ca fait peur, et plus c’est dangereux ! Et celui-ci, avec sa dégaine de bison dégueulasse et ses bras aussi épais que certaines tours de Las Noches, il était bien flippant… pour peu qu’on ne s’appelle pas Alvaro et qu’on soit donc dépourvu de tout bon sens.
Mais l’ultimatum ne lui laissait pas vraiment d’options.

« Si j’enlève mon masque, tu m’emmènes à Las Noches ?
« Je n’aime pas m’approcher du Palais, mais si tu insistes, je ferai une partie du trajet avec toi. Ca me dégourdira. Mais tu vas devoir être à la hauteur de tes déclarations, crevette. »

Le Bouffon soupira. Tout ça ne lui disait rien qui vaille. Portant la main à sa main gauche, il en retira son sabre, soigneusement camouflé. En le voyant, Retozadore eut un léger mouvement de recul. Alvaro ne nota pas la lueur de doute dans le regard du géant. Un Zanpakutô… L’arme des Arrancars… L’avait-il volé à l’un d’entre eux ? Etait-ce possible, d’ailleurs ?

« Bagarre-toi pour rester en vie, parce que je veux rentrer moi ! »

Le colosse ne répondit pas. Il se demandait si la grande gueule ne l’avait pas enfumé.
Alvaro dégaina la lame, qui n’avait pas vu les étoiles depuis bien des jours maintenant. Il la cala sous son masque et, après une seconde d’hésitation, il arracha son visage.


« Raaaaaaah j’en étais sûr ! »

Alvaro avait eu du mal à reconnaître les lieux. La topographie avait pas mal changé. Certains cratères n’étaient pas là auparavant et des dunes semblaient avoir été soufflées. On sentait une tension dans l’atmosphère, que l’Arrancar identifia bientôt comme des résidus de Reiatsu. Tous les signes d’une âpre bataille… Mais pas de trace du vaincu.
Le sol s’affaissa légèrement dans un souffle rauque. Il baissa les yeux.

« Ah, te voilà ! »

Alvaro se tenait sur la poitrine du géant. Ne dépassaient que son torse broussailleux et son visage. Le reste du corps était soit enfoncé dans le sol, soit arraché et dispersé au loin. Difficile à dire.

« Petit con…
« Toujours vivant ? Génial !
« Pas pour longtemps, j’en ai peur.
« Ah. Ca va être difficile de voyager, du coup.
« Un peu. Tu vas devoir te débrouiller pour voyager sans moi. Je t’ai promis la direction de Las Noches. Alors, autant te la donner. Pas comme si… »

Une grimace de douleur l’arrêta dans sa phrase. Alvaro s’approcha du visage du Hollow. Encore un copain tué de sa main… Mais la compassion devrait attendre : il le gifla aussi fort qu’il le put pour l’empêcher de tomber dans les pommes.

« Vite ! Dis-moi où c’est ! Crève pas avant de me l’avoir dit ! T’as voulu me voir sans masque, c’est fait, alors maintenant, aboule tes infos !
« Du calme, merdeux… C’est simple… Tu connais la constellation de la Corona ?
« C’est une marque de bière non ?
« Non. C’est une constellation d’étoile, en forme de couronne. Pratique, pas vrai ? Attends, je la cherche. Hum… Oui. Tu vois les deux étoiles qui brillent beaucoup, un peu sur ma droite ? »

Alvaro leva les yeux au ciel. Des étoiles qui brillent, y en avait pas mal. Mais il crut identifier les deux astres dont lui parlait Retozadore. De là à y voir une couronne.

« Je pense.
« C’est simple : il y a trois autres étoiles proches. Deux au-dessus et une au centre, légèrement plus haut. Elles forment une couronne, ou du moins elles y ressemblent.
« J’arrive pas à voir la couronne.
« Ce n’est pas grave, tu dois les suivre. Elles te mèneront à Las Noches.
« Non, mais la couronne, tu la vois où toi ?
« Suis ces étoiles, gamin. Tu rentreras.
« Je vois bien des étoiles, mais une couronne…
« T’es aussi débile que fascinant, tu le sais ?
« Et elle va pas me tomber sur la tronche, la couronne ? Non, parce que je sais que c’est lourd ! »

Il n’eut pas de réponse.


« Ah bah zut, y a plus. »

Alvaro avait fini ses réserves. Retozadore avait été bon, aussi bien dans la vie que dans la mort. L’Arrancar s’était calé l’estomac avec l’oreille du Hollow, tellement grande qu’elle avait représenté à elle seule un gueuleton de plusieurs victimes. Il avait songé avec un peu de regret que cela faisait beaucoup de nourriture gâchée que de laisser la dépouille du géant derrière lui… mais à mesure qu’il suivait les étoiles – il avait laissé tombé cette idée de couronne, sûrement une mauvaise blague – il s’était dit que les autres Hollows qui reviendraient peupler la région seraient plutôt content d’avoir de quoi se repaître après un long voyage. Tant mieux pour eux !

Il lui fallut plusieurs jours pour arriver à destination et pendant un temps, Alvaro s’était demandé si Retozadore ne l’avait pas mené en bateau. Mais lorsqu’il vit enfin les pointes blanches du Palais, son estomac fit un bond et il termina son exil involontaire comme il l’avait commencé : en courant pour retrouver des amis.