L’Haori ensanglanté s’écrasa dans un froissement humide sur le bureau. Asuna observa la pièce autour d’elle, attentive au moindre détail, afin d’enregistrer à la perfection la disposition de tout ce qui s’y trouvait. Son attention passa des étagères parfaitement ordonnées, de livres ou de produits médicaux, aux armoires de bois massif sur le mur du fond, avant de se porter vers le bureau en lui-même, élément central de l’endroit, et qui était parfaitement tenu. Du regard, elle épousa les lignes du meuble, une à une, afin de les faire entièrement siennes. Dessus, elle vit des piles de dossiers rangées impeccablement, et à coté, un pot d’encre ainsi qu’un pinceau dont les poils soyeux étincelaient de propreté. Asuna s’attarda quelques secondes sur le vase de fleurs coquettement dressé sur l’une des fenêtres de la pièce ; les pétales délicates voletèrent légèrement, comme sous l’effet d’une caresse invisible, un dernier reste de regret qui ne trouva là que sa plus légère expression.
Un filet de sang empourpra la surface immaculée du bureau pour s’épancher avec une lenteur sinistre le long du meuble, jusqu’au sol, et il le souilla sans vergogne en gargouillant quelques clapotis. Asuna se souvint subitement qu’elle se tenait en un lieu de pouvoir qui venait d’être violemment amputé de sa tête. Se sentant légèrement nauséeuse, elle se rapprocha du siège du Capitanat, dans lequel elle se vautra sans grâce. Les blessures héritées du duel la relancèrent brutalement ; en grinçant des dents, la jeune femme tenta de trouver une position plus confortable. Epuisée, lasse, Asuna se sentit proche de l’état de choc, puisqu’elle peinait encore à croire à la réussite de son action. Non pas qu’elle éprouvait de quelconque remord, mais enfin, voilà bien quelque chose qui annonçait de grands bouleversements pour son avenir.

Elle s’affaissa sur le dossier, et ferma les paupières. Elle rejoua le combat dans son esprit encore enfiévré par l’adrénaline. Elle parvint même à ressentir à nouveau l’intensité de son échange guerrier avec celle qu’elle venait de destituer. Tous ces visages autour d’eux pendant la rixe, où s’y lisaient mêlées, et la surprise, et la peur, et la haine. L’ancienne Capitaine s’était révélée bien plus combattive que prévu, à la hauteur de son grade. Comme premier geste de sa nouvelle fonction, Asuna se promit d’accorder une certaine dignité au cadavre encore chaud de sa devancière.
Elle poussa un soupir de contentement. À son plus grand soulagement, l’usage de son ultime libération n’avait été nécessaire, carte qui pourrait s’avérer utile en temps et en heure. D’autant que, au ressentiment perçu lorsqu’elle avait transpercé de sa lame son adversaire, il faudrait probablement jouer sur la peur, plus que sur l’admiration, pour maintenir ces nouvelles troupes dont Asuna venait d’arracher le droit de diriger, par le sang. Sang qui avait satisfait au-delà de toute mesure la Dame et ses enfants.

La Shinigami se redressa sur son trône nouvellement acquis, et ouvrit les yeux. Là-bas, un peu plus loin, elle venait de percevoir un tourbillon d’énergie frénétique émise par l’âme d’une certaine lieutenante qu’Asuna n’appréciait pas particulièrement, et dont elle devinait que les sentiments réciproques se verraient renforcer par son tout dernier coup d’éclat. Aussi, pour se donner une certaine prestance, elle se força à se redresser pour déposséder son corps endolori de toute lassitude. Les mots d’ordre fut raideur, droiture, et rigidité.
Combien de temps pourrait-elle tenir l’illusion ? Asuna ne le savait. Mais c’est pourtant dans cette attitude d’indifférence glacée qu’elle accueillit Satô.

Elle s'arrêta un instant, comme suspendu dans le temps, la main sur la fente de la porte. Prête à l'ouvrir, prête à arracher de la gorge ensanglanté de l'insupportée sa langue menteuse. Prête à lui faire payer son crime odieux. Prête à connaitre la prison et ses tourments, la fuite et sa honte pour châtier l'impudente. Prête à tous les crimes pour rembourser la dette d'un seul.
Mais le Temps n'en convint pas. Lui aussi, il veut sa vengeance, il veut le sang de la traîtresse, encore ivre de celui de sa victime innocente. Réputation, honneur, objectifs, code de vie, tout fut bafoué en un coup de sabre, en un coup de folie, à la gloire d'un Dieu meurtrier et saccageur.
Il s'arrête alors, il suspens l'envol et les cris, il laisse la Vengeresse auto-proclamée du meurtre dans le sang de sa promotion mûrir, forcée de réfléchir, son projet de folie. Et grand bien lui en fit, car le visage furieux de Satô Fumiko finit par en perdre ses accents de rage. Tout d'abord remplacés par d'hésitants doutes, qui s'entrechoquent sur son front plein de soucis, ils s'apaisent, ils disparaissent, loin d'elle. La lutte est féroce, entre son coeur et sa tête, et le second mit bien du temps avant de raisonner le premier. Le masque de marbre revient, marmoréen, et enserre, contient la haine et la rage dans ses griffes de pierre. L'acte a rendu la jeune femme furieuse, mais pas folle, et elle ne jouera ni sa tête ni son poste sur un coup de tête.

Il la garde encore prisonnière quelques moments, dix, vingt, trente secondes, ils s'assure de sa sagesse tout d'un coup revenue et puis il la relâche.

Fumiko est re-devenue elle-même. Elle se redresse, respire enfin à fond. Ramène sa main à elle, la serre, la déplie, la replie, l'essuie sur son kimono. Puis entre. Silencieuse. Non, elle n'entamera pas les hostilités, mais elle compte bien les finir.

Une belle résolution, qui s'envole dès que le visage point assez ensanglantée à son goût s'impose à sa vue. Et elle ne peut se retenir.

On m'a fait comprendre que vous aviez jugé bon de refaire le décor de la Cour Intérieure...

Ce n'est qu'un murmure qui franchit ses lèvres, et déjà elle le regrette. Trop de conséquences pour un bon mot, aussi libérateur soit-il. Mais soit, il faudra en passer par là. Fumiko a été doublé, mais elle n'est pas battue. La vengeance viendra, oh oui, par tous les Dieux, et Kuragari regrettera son acte sacrilège.

La nouvelle Capitaine pencha la tête légèrement de coté face à sa lieutenante, comme si elle n’avait compris les paroles de cette dernière. Elle ne sourit pas, pas même un peu, et l’idée de le faire ne l’effleura de toute façon aucunement. Asuna se contenta de fixer Satô avec une intensité que cette dernière ne devait lui avoir encore jamais vu. C’est ce regard là qu’elle eut au moment d’annoncer à Isane qu’elle la défiait dans un combat à mort. Et c’est toujours ce regard qui éclaira ses iris lorsque sa lame perfora le cœur de sa Capitaine.
Isane n’avait été qu’un bout de viande jeté sur l’autel de son ambition. Par son expression neutre, ses traits dépourvus de la moindre expression de remord, et ce même regard insondable, Asuna signifiait à Satô qu’elle n’avait pas plus de valeur à ses yeux que son ancienne supérieure.
Un instant, elle couvrit de son attention glacée l’Haori ensanglanté et revint à son interlocutrice.

Ses paupières papillonnèrent avant de s’alourdir pour finalement s’interposer entre sa vue et le monde. Ses deux mains vinrent au secours de sa tête, qu’elles soutinrent de leurs doigts croisés rigidement. Ainsi, Asuna sembla s’être endormie, tout simplement, prise d’une torpeur étrange lui ayant ôté toute considération pour son environnement et ceux qui y évoluaient. Elle ne dit rien, pas même un souffle de réponse, et laissa le silence flotter dans la pièce en tant que maître absolu. Le temps passa, sans mot, sans cri. Des secondes, des minutes, des éternités ? Asuna ne le sut, mais quand elle ouvrit de nouveau les yeux, Satô était encore là, près de la porte, en vie. La jeune femme avait espéré que la lieutenante ne survivrait au silence. Pour disparaître sans bruit, de la même façon que disparaissaient les choses sans conséquence.

« Asseyez-vous, dit-elle finalement en désignant roidement le siège face à elle. Nous avons à parler. »

L’autorité qui émana de sa voix ne souffrirait d’aucune forme de contestation, à présent qu’elle avait les moyens de la légitimer. L’ancienne Troisième siège connaissait l’orgueil de la lieutenante, et surtout, le peu d’estime qu’elle lui portait. À présent que les rôles se trouvaient être inversés, aucune belle amitié ne pourrait plus jamais naître entre elles. Asuna n’avait jamais eu aucune espérance à ce sujet, pas plus qu’elle n’accordait à l’égo bouillonnant de Satô une très grande importance. Elle l’avait subi pendant des mois à la façon d’une piqûre d’insecte, continuer ne lui demanderait pas de trop grands efforts.

« La cour devra retrouver rapidement son état initial. Et surtout, Asuna laissa planer un temps de pause, avant de reprendre, je souhaite que vous vous occupiez en personne de la dépouille d’Isane Kotetsu. Veuillez à ce qu’elle reçoive les honneurs appropriés. »

Un ordre. Le premier qui résonnait à l’encontre de la jeune femme depuis presque un an et demi, elle se sentit comme violée. Et sa plaie, encore fraîche, gisait dehors, épandant son sang froid sur le gravier. Une double blessure, dont l’écœurante coupable était pour le moment intouchable.
Elle avança, posa la main sur le dossier de la chaise. Hors de question de s’asseoir, de se mettre à son niveau, de lui laisser croire qu’elle avait tout pouvoir. Satô n’avait vraiment, vraiment pas envie de se laisser manipuler par ce rat sournois qui aurait à présent tout pouvoir officiel sur sa Division… Puisque de toute manière elle ne pourrait jamais se le mettre dans la poche. Le meurtre abominable qu’elle venait de commettre était comme un aveu signé que chacun de ses mots, de ses gestes, de ses comportements, -et même probablement de ses accusations !- avaient été savamment orchestré et joué subtilement. Fumiko en avait la nausée.
Elle laissa planer le silence quelques instants, indécise. Plus que jamais, elle avait envie de lui rentrer dans le lard. De lui arracher les yeux des orbites, de lui coudre la bouche et de lui percer les entrailles. Oh, tout désirs maintes fois refoulés jusqu’ici, qu’elle avait supporté sans broncher. Mais voilà, maintenant qu’un chiffon plein de sang gisait sur le bureau immaculé de celle qui avait été son amie et sa collègue durant plus de trois cent ans.
Brusquement, sa mort, comme un bloc énorme tombé d’une falaise, éclata à la surface de sa conscience pour lui imposer la triste réalité. Isane était morte. Sa colère, au départ, n’avait touché qu’à l’énormité de la nouvelle. Une Troisième Siège qui trucidait sans l’air d’y toucher la Capitaine des Soins, et qui tranquillement allait découvrir son nouveau QG. C’était aberrant, tellement aberrant que Fumiko n’y avait cru qu’en ouvrant la porte. Non, elle n’y avait pas cru, pas même à ce moment, elle s’en rendait compte. Sa remarque sur la nouvelle décoration en était une preuve flagrante…
Mais maintenant il lui fallait faire face à la réalité.

« Vous n’êtes qu’un déchet… » Sa voix n’était qu’un murmure, ses yeux un puits sombre où tout au fond naissaient les ténèbres douloureuses du chagrin. « Un monstre. Comment… » Elle se tut un instant. Du moins le crut-elle, en réalité sa voix s’était brisée. Elle était incapable de s’en rendre compte. Quelque chose s’était brisée en elle. Son foyer, sans doute. « Comment avez-vous pu commettre un tel acte… ? »
Elle recula, chancelante, porta la main au visage, et lâcha un soupir comme si elle avait couru un marathon. Oui, depuis sa dernière phrase, son souffle avait été en suspens. Elle était épuisée, brusquement. Elle se frotta le visage quelques secondes, et se retourna vers celle, elle n’osait le penser, qu’elle devrait maintenant appeler Capitaine.

« Non, ne dites rien. Je sais que vous n’avez pas plus de compassion que de bonté en vous, et que la seule vie qui vous anime est celle que vous prenez plaisir à tirer des veines de vos victimes. Mais… Mais pourquoi ? Pourquoi un tel acte ? Que peut-il bien vous apporter ? »

Elle avait achevé sa question sur un quasi-rugissement de douleur, de chagrin, d'incompréhension. Fumiko se pencha, plaqua avec force ses mains sur la table, évitant presque inconsciemment le contact humide du vêtement. Son visage n’était qu’à une quinzaine de centimètres de celui de Kuragari, et ses yeux ne lui exprimaient pas la plus grande des bienveillances.

Y’avait-il quoi que ce soit à répondre à tout cela ? Asuna devait-elle se défendre contre les insultes, laver sa fierté du fiel que lui lançait au visage la Lieutenante, ou tenter, par une forme de compassion contrite, de faire admettre que la mort d’Isane servait au mieux la Division, à présent dotée d’une tête plus digne, que cela était malheureux mais nécessaire ? Peut-être la jeune femme en avait-elle le devoir, elle s’abstint toutefois de l’accomplir. S’il y avait une personne auprès duquel elle n’aurait plus jamais besoin de se justifier, il s’agissait bien de Satô.
Du reste, le chagrin de cette dernière lui était parfaitement étranger : dans les attitudes, les mots, les larmes de sa nouvelle subordonnée, Asuna ne voyait que l’excellent jeu d’acteur d’une rivale déconfite et blessée de n’avoir su saisir sa chance. Aussi accueillit-t-elle sans broncher l’hystérie de la Lieutenante à l’aune de l’importance qu’elle y accordait, soit rien.

Par ailleurs, la raison derrière son acte lui apparaissait parfaitement inavouable. Asuna en avait eu assez d’être envoyée au front pour se faire écharper, et revenir chaque fois à moitié morte quand ses supérieures restaient bien au chaud au Seireitei, à attendre les arrivées des blessés, dont elle-même faisait souvent partie. Un motif qui à ses yeux paraissait tout à fait valable mais que Satô n’entendrait pas, pétrie d’hypocrisie et de préjugés. N’importe qui de raisonnable sacrifierait sans vergogne autrui pour vivre plus longtemps, le refuser n’était que folie.
Au regard de cette logique vraie, Fumiko Satô était folle. Pour la première fois, sa démence apparaissait visible, alors que jusque là, elle n’avait été que sous jacente sous le masque d’autorité de la Lieutenante. Asuna accepta ces manifestations, et tout ce qu’elles impliquaient, avec une compréhension terrifiante. Immobile, sans ciller jamais, elle fixa son attention sur le nez de son interlocutrice, qu’elle trouva joli, bien plus que l’expression qui l’encerclait.

« Vous vous trompez. Je n’ai jamais donné la mort par plaisir, dit Asuna. »

Sa réponse se couvrit immédiatement de ce manteau de vérité que même Satô, dans sa colère, ne pourrait ignorer. Car en effet, l’appétit du sang restait l’apanage des Nuées, non celui d’Asuna. Elle avait écarté Isane avec le même désintérêt qu’on écrasait une mouche bourdonnante battant l’oreille. Il n’en été ressorti que la satisfaction de la réussite, et pas un plaisir extatique d’avoir broyé l’insecte. La Dame s’en était réjouie, bien sûr, elle le faisait à chaque fois, quand Asuna accueillait la victoire avec ce dédain perplexe de ceux qui n’avaient véritablement cru en leur chance de succès.
D’un geste du menton, elle désigna l’Haori :

« Voilà ce que cela m’apporte. »

Asuna fit pivoter son siège de quarante cinq degrés pour ne garder face à elle qu’une bibliothèque, n’offrant à la Lieutenante que son profil impassible. Cependant, l’unique prunelle visible ne quitta de sa fixité azurée le visage de Satô.

« Je pense qu’un jour, vous viendrez à votre tour me réclamer l’Haori en invoquant la Tradition du Sang, comme je l’ai fait. J’ai une question, à mon tour. Pensez-vous pouvoir être utile à la Quatrième Division d’ici là, en tant que Lieutenant ? »